Les religieuses

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marie-Paule THIERRY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sœur Bernadette but rapidement son café noir, posa sur la toile cirée le bol de grosse faïence et, d’un geste léger comme un battement d’aile, se signa. Tout en rajustant sa guimpe qui avait la fâcheuse habitude de glisser sur son épaule gauche, elle se leva et prit sur le manteau de la cheminée une pile de cahiers à couverture bleue, qu’elle avait rangés la veille à côté d’un rutilant Sacré-Cœur. Avant d’entrer dans la salle de classe, elle jeta un coup d’œil à l’autre religieuse qui tisonnait le poêle avec un pique-feu. Une lueur espiègle s’alluma dans ses jolis yeux gris :

– Laissez donc, ma Révérende Mère, dit-elle. Je rallumerai le feu pendant la récréation. Il serait éteint avant la fin de la matinée de toute façon. Ce charbon brûle aussi vite que de la paille. J’en parlerai à Gatès. Après tout, nous sommes de vieilles clientes.

– Il va prendre, affirma Sœur Blanche d’une voix tranquille. Vous verrez qu’il tiendra jusqu’à onze heures et demie.

– Bien, dit Sœur Bernadette.

Souriante et rassurée, elle franchit le seuil de la salle de classe.

Tout semblait obéir à la bonne Mère Supérieure, le feu, le temps, les petites élèves, et jusqu’à Monsieur le Curé. Âgée de cinquante-trois ans, l’allure imposante et la taille haute, Sœur Blanche était une femme de tête. En dépit de ses vastes proportions, elle se déplaçait avec une légèreté, une adresse et une discrétion tout à fait remarquables ; à peine si le mouvement de ses jupes majestueuses soulevait l’air sur son passage. Sur ce corps volumineux, la tête, fine et très droite, avait quelque chose d’inattendu. Toute l’intelligence, toute la spiritualité de cette femme puissante, d’origine paysanne, étaient concentrées dans le visage émacié où l’œil bleu brillait d’un froid éclat.

De la pièce voisine, Sœur Bernadette demanda :

– Pouvez-vous me dire l’heure, ma Mère ?

Toute l’influence adoucissante des prières et du plain-chant n’avait pu adoucir la voix de la jeune nonne, et si, par mégarde, elle oubliait d’en modérer les éclats, ainsi qu’il sied à une servante de Dieu, cette voix vibrait d’un enthousiasme juvénile, comme au temps où, petite fille, elle jouait avec les garnements, dans l’impasse, derrière la boutique du serrurier. Le timbre en était aigu, un peu rauque ; en somme, une voix qui manquait de souplesse, mais n’était point vulgaire ; on y sentait de l’entrain, de la malice, de l’esprit même. C’était la voix d’une petite fille pauvre, grandie trop vite, entre quatre frères à élever et un père qui oubliait sa misère dans l’alcool ; la voix d’une petite fille foncièrement bonne et qui fermait résolument les yeux à la méchanceté et à l’incompréhension du monde, avec cet optimisme têtu, cette foi joyeuse qui avaient permis à la fille d’un ouvrier communiste d’atteindre le but qu’elle s’était fixé.

Sœur Blanche leva les yeux vers l’horloge emprisonnée dans sa gaine de chêne naturel. C’était un souvenir que leur avaient offert les fermiers de Clarinvaux, quand elles avaient quitté le pays. Le mouvement en était excellent, c’est à peine si elle avançait ou retardait de quatre minutes en quinze jours. La nonne considéra le vaste cadran et poussa un soupir de contentement. La vue de la grande horloge, élégante et gracieuse, lui était une satisfaction très douce. Mais elle se reprocha très vite d’éprouver un tel sentiment. Cette maison dans laquelle Dieu l’avait placée, elle ne devait jamais la considérer comme autre chose qu’un abri provisoire. Le plaisir qu’elle ressentait à la vue de cette horloge ne venait-il pas d’un sens trop humain de la propriété ?

– Il est huit heures dix-sept, ma Sœur.

Sœur Bernadette remonta consciencieusement le réveil qu’elle gardait sur son bureau pendant les heures de classe. Son mouvement n’avait rien à envier à celui de la grande horloge, et, pourtant, il n’avait coûté à la bourse commune que soixante-cinq francs belges. Sœur Bernadette l’avait acheté en solde aux Galeries Werenne, un jour où la Mère Supérieure l’avait envoyée à Namur pour y faire quelques emplettes avant la rentrée des classes. Elle était rentrée toute fière, tenant le précieux objet enfermé dans son emballage de carton.

– Soixante-quinze francs, ma Sœur !

La Mère Supérieure avait commencé par faire la moue. La femme du percepteur lui avait presque promis le carillon Westminster qu’elle tenait de sa vieille tante, et l’initiative de Sœur Bernadette la contrariait quelque peu.

Mais Sœur Blanche ne tarda pas à retrouver son égalité d’humeur. La joie naïve de la petite nonne faisait tellement plaisir à voir. Pendant quelques instants, elle était redevenue la petite fille rieuse qui adorait gaspiller l’argent de poche de sa quinzaine en mille petits riens aussi charmants qu’inutiles, « des occasions sensationnelles ! ». Le froncement de sourcils de la Supérieure se changea en un sourire. On plaça le réveil sur le grand bureau nu et sévère. Quant au carillon Westminster promis par la femme du percepteur, il n’arriva jamais.

Du regard, la religieuse fit le tour de la classe. Tout était en ordre. Les bureaux s’alignaient en deux files régulières. L’énorme poêle, dont le tuyau courait sur toute la longueur de la salle, répandait une bonne chaleur bien agréable par cette journée humide et froide qui sentait la neige. Plusieurs enfants venaient de fort loin. Il faudrait disposer toutes ces paires de bottes devant le poêle pour les faire sécher. L’une d’elles, une grande grosse fille nommée Jeanne Couvreur, qui vivait au village de Vertpin, de l’autre côté des carrières, devait emprunter chaque jour un chemin boueux qui coupait à travers champs pour gagner l’école. Et la petite Simone Richard, toujours si misérablement chaussée, en dépit de son nom prometteur !

Les bonnes Sœurs devaient veiller à tout. Elles avaient en somme la responsabilité morale de tout le village. Chacun les avait adoptées d’emblée. La farine la plus fine, les œufs les plus frais, les primeurs leur étaient réservés. À l’entrée de l’hiver, Catès, le marchand de charbon, les servait en priorité. Le printemps venu, le maire leur envoyait un jardinier pour retourner la terre de leur jardin. En revanche, elles devaient apprendre à lire et à écrire aux enfants, prodiguer leurs conseils aux malades et aux inquiets, rédiger des lettres pour les illettrés, faire entendre raison aux enfants particulièrement difficiles.

La classe terminée, les mères et les épouses venaient confer leurs peines aux deux religieuses. Elles poussaient la porte et trouvaient Sœur Blanche et Sœur Bernadette lavant la vaisselle, corrigeant des compositions, ou priant dans le crépuscule. L’idée qu’elles les dérangeaient peut-être ne les effleurait même pas. Elles s’excusaient pour la forme et commençaient tout de suite à égrener le chapelet de leurs infortunes. Souriantes, les deux femmes abandonnaient l’ouvrage entrepris, posaient de côté les cahiers à couverture bleue, laissaient tomber leur rosaire dans les plis de leur robe noire et prêtaient l’oreille aux doléances. Elles consolaient, conseillaient, réprimandaient, et promettaient d’intervenir ; les visiteuses s’éloignaient, le cœur moins lourd et l’âme apaisée.

Vivant à l’écart, isolées dans leur sainte communauté, les deux nonnes avaient fini par oublier leur grand couvent austère, son atmosphère de serein détachement et son silence bienheureux à peine troublé par le doux bruissement des robes noires et l’imperceptible murmure des longs chapelets. À l’exception des semaines de retraite, si courtes, elles n’avaient pas quitté le village depuis quinze ans.

C’était, non loin de Namur, un petit village prospère, peuplé de paysans durs à la tâche. Le couvent était construit en pierre, cette bonne pierre solide des Ardennes. Deux types de bâtiment y étaient juxtaposés, car un bizarre édifice de briques rouges avait été élevé depuis la fondation de l’école.

Les Sœurs vivaient dans les trois pièces de séjour, entre le fourneau, les piles de guimpes fraîchement repassées, et les conserves faites à la maison. Elles devaient se résoudre à prendre d’inévitables libertés avec la règle de leur ordre, afin de l’adapter au mode de vie des paysans et aux nécessités d’un labeur complexe. C’est pour cela que l’on mettait autant d’ardeur à laver coiffes et torchons, après la classe, que l’on en avait déployé, le matin, pour enseigner le catéchisme.

Les deux Sœurs observaient scrupuleusement leurs devoirs religieux. Les prières matinales inauguraient les longues journées. Toutes les heures, elles interrompaient leur travail quelques instants pour faire oraison. Elles avaient pourtant, sans le savoir, donné à leur existence le rythme paisible de la vie des paysans. Calquée sur celle des ouvriers des carrières et des cultivateurs, la vie sereine qu’elles menaient avait étouffé leurs hautes aspirations. Elles n’avaient plus cette soif d’idéal qui avait marqué l’exaltante période du noviciat. Leur charité était empreinte de sagesse et de bon sens, et d’une philosophie souriante qui, sans pour autant la dégrader, l’adaptait au niveau des gens simples qui vivaient autour d’elles.

Sœur Bernadette connaissait tous les villageois par leur surnom. Elle n’ignorait rien des histoires de famille, des brouilles, des liaisons, des querelles. Les potins l’intéressaient particulièrement, bien qu’elle s’en défendît avec énergie. Tout lui était prétexte à changer une opinion erronée, apaiser une colère, déjouer une intrigue ; elle s’employait bravement à réconcilier les ennemis. Sous un masque de bonne humeur ou de gravité, elle dissimulait un réel talent de diplomate, qui reposait sur un bon sens stupéfiant et une riche imagination. Cet amour de l’intrigue aurait pu troubler quelque peu les gens simples au milieu desquels elle vivait, si son essentielle bonté n’avait brillé inlassablement comme un fanal. Chacun l’adorait dans le village. Elle était en bons termes avec à peu près tout le monde. Pour ces paysans uniquement occupés de soins matériels, Sœur Bernadette était le côté spirituel de la vie. Elle apportait la joie et la grâce de Dieu dans son sourire, dans le bruissement de sa robe, et dans ses mains expressives qu’elle entretenait soigneusement.

Douée d’une imagination très vive et d’une foi solide, elle contait aux enfants de merveilleuses histoires, prêtant sans vergogne aux saints et aux anges des actes et des intentions tellement fantastiques qu’un jour même elle choqua Monsieur le Curé. Aux protestations du brave homme, elle avait répondu en souriant que Dieu risquait, sans doute, de trouver un peu extravagantes les idées d’une pauvre religieuse, mais que si, d’aventure, Il l’entendait conter l’une de ses histoires, Il accorderait certainement à Son élue la grâce de voir se réaliser quelques-uns des petits miracles dont elle régalait les enfants. Monsieur le Curé resta muet devant une telle logique.

Près de Sœur Blanche, les bonnes gens éprouvaient un sentiment de sécurité. Elle les soutenait sur les chemins de la vie. Cette femme de grand cœur et de vaste intelligence, qui parlait peu et se mouvait avec une majestueuse lenteur, se montrait parfois aussi sévère que la Règle et les Sermons, toujours bonne et toujours juste, cependant, et d’une admirable intégrité.

Il n’était pas facile à ces deux femmes de vivre ensemble. L’étonnant, c’est qu’elles s’accordaient fort bien, malgré leurs natures si différentes, car elles avaient le même idéal et les mêmes problèmes ; et si elles donnaient un peu d’elles-mêmes à chacun, tout au fond de leur cœur, elles n’appartenaient qu’à Dieu. Elles se pardonnaient mutuellement leurs défauts dans un esprit de charité, continuellement mis à l’épreuve par les mille petites frictions de la vie quotidienne.

Et toujours elles pensaient à Anna Lucia.

 

 

L’enfant avait sept ans quand sa mère l’amena à l’école. Sœur Bernadette, à peine sortie du noviciat et pleine d’un joyeux enthousiasme, avait été conquise par les grands yeux intelligents et le charme de la petite fille. Sœur Blanche, qui avait déjà vu passer dans les classes deux générations d’élèves, s’était montrée plus réservée, et n’avait succombé qu’à la longue à la gentillesse d’Anna Lucia.

Parmi ses compagnes, jeunes paysannes robustes, à l’esprit lent et dépourvues de grâce, la petite fille originaire de Toscane brillait de tout le charme des races latines. Les deux Sœurs ne se rendirent pas compte de ce qui arrivait à leur cœur – ce pauvre cœur dont on leur avait toujours appris à refouler les élans – et elles éprouvaient une joie étrange lorsqu’elles croisaient le regard sombre et lumineux d’Anna Lucia pendant la récitation ou la lecture.

Tout d’abord, Sœur Bernadette s’ouvrit à la Supérieure de son émerveillement :

– Quel encouragement et quelle consolation elle est pour nous ! Elle sait tout et accueille toute chose avec ardeur et confiance. Comme elle est vive, sensible et intelligente : un vrai petit enfant de Dieu !

Sœur Blanche approuvait gravement :

– C’est une bénédiction.

Quelques mois plus tard, Anna Lucia perdit son père et sa mère à peu d’intervalle. Sa grand-mère, dernière survivante de la famille, se faisait vieille, et, déjà coupée du monde, vivait tristement dans ses souvenirs et ses regrets. Les robes noires se refermèrent sur l’orpheline, et, dès ce jour-là, le nom d’Anna Lucia ne fut plus jamais prononcé.

Les deux femmes ne connaissaient ni l’envie, ni la haine, ni l’amertume, mais une grande détresse s’abattit sur elles. Elles avaient compris, soudain, la place que l’enfant occupait dans leur vie ; et, bien que ni l’une ni l’autre n’osât jamais parler de cet amour qui leur était venu, l’angoisse commune les rapprocha, cette torture morale qu’elles éprouvaient à la pensée de leur tragique déchéance.

Coupables d’amour maternel, ces religieuses qui avaient renoncé à la maternité tremblaient au souvenir de leur tendresse. Sans jamais cesser de se tenir au courant du sort de l’enfant, elles luttèrent ensemble et de toutes leurs forces contre la faiblesse de leur cœur. Sœur Bernadette, la plus tendre et la plus enjouée, posa sur son visage un masque d’indifférence, de gaieté légère et d’insouciance. L’autre, plus grave, se durcit. Elles vécurent ainsi, côte à côte ; l’une appelait à son secours ses anges aux ailes d’or, et l’autre pressait en silence les grains de son rosaire comme si elle eût voulu les briser. Pendant des mois, pendant des années, elles luttèrent secrètement contre elles-mêmes. Et la petite fille aux yeux noirs grandit, sans jamais soupçonner le rôle qu’elle jouait dans la tragédie de ces deux femmes.

Anna Lucia avait onze ans lorsqu’elle tomba malade, un soir, et, transportée en ville immédiatement, dut être opérée d’urgence. La nouvelle eut tôt fait de se répandre dans le village. Elle trouva les deux nonnes occupées à laver leurs chastes sous-vêtements dans l’évier de la cuisine – l’immense évier de pierre bleue aussi vaste qu’une auge.

Sœur Bernadette était devenue très rouge. Lâchant le savon de Marseille qui glissa dans l’eau, elle s’effondra sur une chaise dans un grand bruit de jupes, qui étouffa, heureusement, son cri de détresse. Sœur Blanche avait pâli, son mince visage s’était durci comme un masque de pierre. Elle repêcha le savon, essora soigneusement le casaquin qu’elle venait de rincer, et s’appuya à la cheminée, haletant sous sa guimpe amidonnée.

La voisine qui venait de leur annoncer la terrible nouvelle était partie. Alors, comme si elle n’avait attendu que ce moment pour exhaler sa souffrance, Sœur Bernadette avait poussé d’affreux petits sanglots qui semblaient lui déchirer la poitrine. Mais ses yeux demeuraient secs, ce qui rendait d’autant plus pitoyable le spectacle de sa douleur. Elle avait gémi pendant dix minutes, ses mains crispées couvrant son visage : « Mon petit enfant, mon petit enfant chéri ! » entremêlant sa complainte d’appels au doux Jésus, et implorant son pardon. Relevant enfin la tête, elle avait croisé le regard bleu de sa compagne, chargé de compassion.

Ensemble elles étaient retournées à leur lessive, roulant très haut leurs vastes manches ; et Sœur Blanche s’était mise à égrener son chapelet, d’une voix très douce.

En venant livrer son lait, de bonne heure le lendemain matin, Jacqueline Buet leur dit qu’Anna Lucia était sauvée. Les nonnes poussèrent un soupir : « Dieu soit loué ! » puis adressèrent à la messagère un sourire de joie.

 

 

À treize ans, Anna Lucia quitta l’école pour travailler chez les Convieurs de Vertpin, qui possédaient la plus grande ferme des environs. Une paix merveilleuse emplissait le couvent depuis le jour où Sœur Bernadette avait lu la compréhension et le pardon dans les yeux de la Mère Supérieure. La jolie petite fille qui nettoyait les centrifugeuses dans la laiterie de Vertpin ne saurait jamais quelles tristes circonstances avaient uni les religieuses qui depuis des années lui dédiaient chacune de leurs pensées.

Elle les aimait toutes deux, profondément, mais non pas exclusivement. Elle débordait de vie, de gaieté. Tout ce qui était nouveau, étrange, la fascinait. Le courage avec lequel elle acceptait sa triste condition d’orpheline lui avait depuis longtemps gagné le cœur des paysans – ces bonnes gens, toujours lents à donner leur affection, mais toujours fidèles dans leur amitié, cette amitié qu’elle savait si bien leur rendre à tous.

Quand elle passait devant l’école, un panier au bras, et les jumeaux des Convieurs toujours pendus à ses jupes, elle ne manquait jamais de saluer les deux femmes. Elle frappait à la porte et regardait Sœur Blanche qui prudemment soulevait le rideau. Sœur Bernadette ouvrait la porte et s’écriait de son adorable voix flûtée :

– C’est Anna Lucia ! Entre donc, Anna Lucia !

Mais Anna Lucia se contentait de rire, découvrant haut ses dents blanches, et, du doigt, montrait le panier plein à craquer et les petits enfants qui se cachaient derrière elle.

– Je n’ai pas une minute à moi. Bonsoir, Sœur Blanche ! Bonsoir, Sœur Bernadette ! et la voilà partie, silhouette dansante, à travers la grand-rue du village, entre les bordures de giroflées et les petites échoppes aux naïves enseignes.

Sœur Bernadette refermait la porte en disant : « Toujours la même », sans se douter qu’elle répétait ces mots pour raffermir sa confiance. « Toujours la même », cela voulait dire : « Pour moi, elle demeure le petit être que j’ai formé lorsque je lui ouvris le merveilleux paradis de la lecture et lui enseignai la Bible et la géographie, et lui appris à reconnaître les étoiles. Elle est toujours à moi... » Puis elle soupirait, et ce soupir avait également une signification qu’elle repoussait de toutes ses forces avec une terreur et un désespoir inconscients. Le soupir voulait dire : « Pas encore... »

La Mère Supérieure hochait lentement la tête, le visage grave et les lèvres serrées, avant de se pencher sur un cahier à couverture bleue, pour corriger une faute d’orthographe.

 

 

Sous le préau de la cour, les petites tapaient du pied pour se réchauffer, tout en bavardant avec animation. Les bonjours sonores jaillis du groupe des élèves arrivées les premières saluaient les retardataires. Tout cela pépiait et se querellait comme des oiseaux dans une volière.

Sœur Blanche traversa la classe de Sœur Bernadette pour gagner la sienne. Elle jeta un regard désapprobateur à sa compagne, immobile devant la fenêtre sur laquelle battait la pluie ; son regard se perdait au loin, par-delà le mur du jardin, à l’infini.

– Laissez-les donc entrer, ma Sœur, dit-elle. Ces petites vont prendre froid, par un temps pareil.

Sœur Bernadette sursauta légèrement, et sourit. Sœur Blanche l’avait surprise en pleine rêverie. Souvent elle s’amusait ainsi à recréer le monde suivant ses désirs. Aujourd’hui, en contemplant le triste décor du jardin sous le ciel gris de novembre, elle avait réussi à conjurer les sortilèges du printemps. Elle avait vu la glycine croulant en lourdes grappes du mur qui bordait l’allée, et, venant du jardin séparé de la cour par un treillis, elle avait senti l’odeur des giroflées portée jusqu’à elle par la brise. Elle était heureuse. En vérité, la maison, l’école, le bout de verger, le petit potager, tout cela formait un charmant univers où il faisait bon vivre et prier.

Sœur Bernadette déverrouilla la porte d’entrée, et une vingtaine de fillettes s’engouffrèrent en riant dans l’étroit couloir. « Chut », murmura la petite Sœur. Les élèves se mirent sur deux rangs, d’un côté les « grandes », pleines d’importance, qui se chuchotaient à l’oreille de graves secrets, serrant leurs gros cartables sous le bras, et de l’autre, les petites, distraites, remuantes, qui s’écrasaient les unes sur les autres. Sœur Blanche apparut, digne, sévère, et guida ses élèves vers leur classe.

On ferma la porte de séparation entre le grand cours et le petit cours, et Sœur Bernadette, souriante, accorda à ses diablotins cinq minutes de répit. C’était la méthode qu’elle employait pour détendre ses jeunes élèves et permettre à son petit troupeau de supporter sans fatigue et avec bonne humeur la longue matinée de travail. Elle attendit que les fillettes, jacassant et riant, se fussent installées à leur place, veillant seulement à ce qu’elles ne dérangent pas leurs voisines de la grande classe. Elle prêtait l’oreille aux confidences de l’une, délaçait les chaussures humides d’une autre, demandait à une troisième des nouvelles de sa mère, et faisait compliment à une quatrième de ses fraîches joues roses.

Aline Pierret, s’accrochant aux plis de sa robe noire, les yeux étincelants, s’écria :

– J’ai un nouveau petit cousin, il s’appelle Freddy. Il est tout rouge et il n’arrête pas de pleurer. Freddy, c’est un joli nom, n’est-ce pas, ma Sœur ?

– Très joli, comme Aline, répondit Sœur Bernadette, en l’envoyant à sa place.

– Ma Sœur ! La vieille mère Becquet est morte cette nuit, cria ensuite Germaine Charles, ravie d’avoir à annoncer une nouvelle de cette importance.

Et, pour ne pas avoir l’air moins bien renseignée que les autres, Elizabeth claironna :

– Et Anna Lucia va se marier avec Jean Lacôme !

Sœur Bernadette rougit. De nouveau son regard se porte vers la fenêtre, mais ce n’est plus le printemps qu’elle voit, ni la glycine en fleur. Elle ne voit que le ciel gris de nuages, ce triste lambeau de ciel prisonnier entre les murs lépreux de la cour.

Étonnées de son silence, les petites s’interrogent du regard les unes les autres. Quelle faute ont-elles donc commise sans le savoir ?

La nonne s’est reprise, très vite.

– Allons, toutes à vos places, ordonne-t-elle avec douceur, forçant un sourire entre ses lèvres crispées, pour rassurer son petit monde un instant déconcerté.

Et, stoïque derrière le grand bureau sévère, où son humble trésor, le réveil acheté aux Galeries Werenne, continue d’égrener imperturbablement les douloureuses secondes, elle dit d’une voix grave :

– Nous allons prier pour elle...

Les petites filles n’avaient aucune raison de croire qu’elle ne priait pas pour Martha Becquet.

Le joli mot de mariage éveillait d’ordinaire un sentiment de joie dans le cœur de Sœur Bernadette, bien que, durant son enfance, elle eût connu les souffrances qui naissent du mariage de deux êtres pauvres, voués à la misère. Sa foi en l’amour était tenace, sincère et nuancée d’une pitié attendrie.

Elle avait offert au Seigneur tous les élans de son cœur, mais, bien qu’elle eût passé souriante au-dessus de l’amour humain, Dieu ne l’avait pas faite inhumaine. Elle éprouvait, devant l’amour de deux êtres, un sentiment qui confinait à l’émerveillement ; en vérité, elle trouvait admirable que deux êtres abandonnés à leurs propres ressources, durant toute leur vie, fussent capables d’approcher Dieu de si près.

À l’annonce d’un mariage, elle ressentait donc une joie immense et beaucoup de curiosité. Une grande exaltation s’emparait d’elle. Plusieurs mois avant la cérémonie, elle voyait déjà les villageois courant à l’appel des cloches, vers l’église des épousailles. D’autant plus vive était sa joie lorsque la jeune fiancée était une de ses anciennes élèves, l’une de ces petites qui écoutaient en ouvrant de grands yeux ravis ses histoires d’anges aux ailes de lumière. Il lui semblait que l’enfant devenue femme vivait enfin l’un des contes qu’elle avait imaginés pour elle.

Mais, ce matin, Sœur Bernadette n’écoutait que le glas funèbre qui tombait du ciel noir. C’était jeudi. À midi, la classe terminée, les enfants s’en furent au long des chemins boueux qui menaient aux fermes des différents hameaux disséminés dans la campagne.

Les deux religieuses se retrouvèrent dans la cuisine qui sentait le renfermé, aussi seules, aussi étrangères que jamais à la vie du monde extérieur, en ce triste après-midi. Quand Sœur Bernadette ferma la porte sur la classe vide où elle s’était un moment attardée, elle vit sa compagne penchée sur le chaudron étincelant qui fumait à la flamme du foyer. Le couvert était mis, les assiettes de faïence grossière se faisaient face sur la toile cirée bleue et blanche.

Sœur Bernadette devina sur-le-champ que Sœur Blanche avait entendu. Le visage de l’aînée était plus pâle encore que de coutume, et ses lèvres serrées dessinaient une ligne mince.

Sœur Blanche récita le Benedicite, puis elles s’assirent et prirent leur repas dans le silence qu’exigeait la Règle.

Tandis que Sœur Bernadette débarrassait la table et mettait de l’eau à chauffer pour la vaisselle, la Mère Supérieure demanda sans lever les yeux du fourneau qu’elle s’était mise à astiquer :

– Qui est ce Jean Lacôme ?

– C’est quelqu’un de très bien, répondit Sœur Bernadette d’une voix étranglée.

Elle se sentit incapable de prononcer un mot de plus. Elle connaissait le jeune homme, sa famille, sa maison, jusqu’à ses goûts et ses habitudes. Et le métier qu’il avait choisi. Mais elle n’aurait pu dire un mot de plus. Elle qui n’avait jamais détesté personne, qui ne ressentait que pitié pour les méchants et tendresse pour les faibles, voilà qu’un flot de haine l’envahissait. La brutalité de ce sentiment l’effraya. Se pouvait-il qu’elle éprouvât une haine aussi violente, aussi impitoyable, elle qui n’était qu’enthousiasme et bonheur de vivre, elle qui venait tout juste de faire l’éloge de ce jeune homme à la Supérieure ? Oh, oui, elle le détestait, elle le détestait !

Elle eut peur et murmura entre ses dents : « Ô Dieu, Dieu, pardonnez-moi, mon Dieu. » Puis elle pensa : « Comme je suis mauvaise ! Est-il possible qu’une vraie mère souffre aussi atrocement lorsqu’on lui prend son enfant ? Cet enfant que je n’ai pas porté, qui n’a jamais été à moi, que je n’ai pas même cajolé, ou embrassé. Comment oserais-je prétendre que cet homme l’arrache à moi ? Ô Seigneur, l’esprit du mal est en moi ! Ayez pitié, mon Dieu ! »

Délaissant la bassine d’eau savonneuse, Sœur Bernadette sortit dans la cour. Sœur Blanche ne dit rien, mais la suivit d’un regard anxieux.

Du ciel désolé tombaient des rafales de pluie mêlée de neige qui fouettaient le visage de la pauvre femme. Frissonnante, elle s’abrita sous le préau, consciente, pour la première fois, de sa solitude. Devant le tilleul aux branches dénudées, devant les vieux murs témoins de sa vie simple et régulière, elle exhala sa peine en gémissements. « Je l’aimais, ma petite fille. » Et elle tentait de se justifier, comme si ces choses inanimées avaient pu l’accuser.

« Vous savez bien que ce n’était pas ma faute. Vous avez vu avec quelle obstination j’ai combattu ce sentiment. Vous savez qu’elle n’en a jamais rien su, que jamais je ne négligeai ma tâche à cause d’elle, et ne lui prodiguai plus d’affection qu’aux autres enfants. Mais elle était si menue, si abandonnée, si touchante. Oh, mon cher vieil arbre, te souviens-tu du jour où elle se blessa au front, en te heurtant, l’étourdie, alors qu’elle jouait à colin-maillard avec ses compagnes ? Et elle porte toujours le mignon tablier brodé de marguerites que lui donna la dame du château, en même temps qu’une quantité de jolies robes...

» Cette peau hâlée... ces joues roses... et les larmes qui gonflaient ses beaux yeux graves. Oh, mes anges du ciel, venez, s’il vous plaît, à mon secours ! »

En réponse à sa plainte, elle crut percevoir, dans le grondement du vent et de la pluie, un sanglot de souffrance émanant du tilleul, et les branches noircies se tordirent en un geste de pitié. Machinalement, elle redressa la guimpe qui glissait sur son épaule. Puis elle se gourmanda de sa faiblesse.

« Qu’avais-tu à attendre de cet amour ? Quel espoir avais-tu formé ? Rien n’effacera ta faute, tu le sais, car tu aimeras toujours Anna Lucia, et il te faudra, ta vie durant, lutter, lutter sans relâche contre tes sentiments. Qu’importe ce mariage puisque tu veux combattre ta faiblesse coupable. Tu le veux, n’est-ce pas, Sœur Bernadette ? Tu l’as toujours voulu, depuis dix ans ? »

Elle retint un gémissement, et son cœur se mit à battre plus vite, sous la robe noire.

« Je ne sais plus... Je ne sais plus ! Ne pourrais-je, rien qu’une minute, être pareille aux autres femmes, et m’abandonner à mon chagrin et à ma colère ? »

Dressée contre le mur du préau, la religieuse interrogea du regard le ciel lourd de nuages, quêtant un signe d’amitié. Dieu ne daignera-t-Il pas s’intéresser à elle ? N’aura-t-Il pas le temps d’accomplir en sa faveur l’un de ces petits miracles dont elle aime à entretenir ses élèves ?

Longtemps elle demeura ainsi, les yeux secs, abîmée dans sa tristesse, indifférente à la pitié du vieux tilleul, qui tendait vers elle ses branches nues dans un geste de compassion. Brusquement, elle sut que ses tourments avaient pris fin. Un pâle rayon d’automne se coula sur les pavés de la cour. Elle fit trois pas en avant, ramassa une corde à sauter qui traînait, oubliée, dans la boue, et regarda au travers de la porte à claire-voie qui donnait sur la route.

Alors, elle vit venir Anna Lucia, en compagnie du jeune homme qu’elle aimait. Ils avaient dû sortir avant la fin de la pluie, car les beaux cheveux de la jeune fille collaient à son front en boucles luisantes. Elle souriait, et les deux fiancés marchaient avec un tel air de gravité et de bonheur, il y avait en eux tant de grâce et de beauté que Sœur Bernadette eut envie, brusquement, de tomber à genoux sur les pierres humides, et de chanter un hymne à la gloire de Dieu. Jean Lacôme soutenait sa compagne avec un air d’autorité tellement touchante que la petite nonne sentit fondre immédiatement toute sa haine et toute sa jalousie. Il lui sembla qu’elle avait elle-même confié Anna Lucia au jeune homme et qu’elle était pour toujours délivrée de sa souffrance et de cet amour qui avait, de façon si inattendue, pris possession de son cœur, bien des années auparavant.

Le miracle s’était produit. Elle était délivrée. Un autre amour tout neuf, né de son renoncement et ses luttes, gonflait son âme... Incrédule, la petite Sœur répétait avec ferveur : « Anna Lucia, Anna Lucia. » Mais ce nom avait perdu le pouvoir de la faire souffrir.

Sœur Bernadette entendit les cloches de l’église égrener dans le ciel des notes discrètes comme un murmure, et qui semblaient annoncer d’autres mariages heureux. Elle demeurait immobile, savourant son bonheur. Le jeune couple disparut bientôt au tournant de la route. Stupéfaite, elle les suivit des yeux, car il lui sembla voir planer au-dessus d’eux, dans un sillage d’or, l’aile protectrice d’un ange gardien, qui avait – chose incroyable – son propre visage.

Sœur Bernadette reprit à pas lents le chemin de la maison. En passant, elle jeta un regard de tendresse à sa chère école, où, demain, elle allait offrir à chacune de ses petites élèves un peu de ses nouveaux sentiments.

Sœur Blanche avait rangé la vaisselle et s’était assise devant la table. Elle avait ouvert un cahier, machinalement, mais on sentait bien que l’objet de ses pensées était ailleurs. Son visage trahissait une telle souffrance que Sœur Bernadette sentit toute joie l’abandonner. Cette impression dura peu, car le changement survenu en elle était si complet et si profond que rien ne pouvait ternir son allégresse.

Comme Sœur Blanche se levait, Sœur Bernadette fut saisie, elle qui pourtant la connaissait bien, du contraste entre la vaste silhouette de la Supérieure, et l’austérité de son visage aux traits finement ciselés.

– Sœur Blanche, murmura-t-elle, et sa voix malgré elle s’éleva légère comme un chant d’oiseau.

– Oui, dit Sœur Blanche, en levant les yeux.

Elle lut la sérénité dans le regard de sa compagne et reçut comme un don merveilleux le message d’humilité et de charité dont il était chargé. Elle sourit lentement, et prenant son crayon rouge ajouta :

– Merci, ma Sœur.

 

Marie-Paule THIERRY.

 

Recueilli dans Les 54 meilleurs contes du monde, 1955.

 

 

 

 

 

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