Le serment du faisan

 

 

                                (XIIIe SIÈCLE)

 

 

Sous de vastes arceaux et dans une grand’salle

Où naguère siégeait la Thémis féodale,

La pierre, en bas-relief, présente à tous les yeux

L’image des guerriers et des hommes pieux

Que, par un double culte, au Valois on honore.

Leur souvenir sacré leur y survit encore ;

Les devises, les noms des saints et des héros

Dans l’or et dans l’azur brillent sur les vitraux ;

Et la lance des preux, debout près des murailles,

Y soutient le harnais qu’ils portaient aux batailles.

Tout, enfin, dans ce lieu, rappelle incessamment

La crainte du Seigneur et la foi du serment.

C’est là que du banquet la table est préparée.

Bientôt, le front serein, mais l’âme déchirée,

L’infortuné Raoul arrive, et sur ses pas

Les nobles conviés ont pris place au repas.

 

Adalbert le bénit ; prince parmi les prêtres,

Ce frère de Raoul garda de ses ancêtres

L’indomptable fierté, le courage hautain :

Combattre était son lot, prier fut son destin,

Il s’y soumit. Domptant son fougueux caractère,

Il fit don aux autels de sa jeunesse austère ;

Mais, lorsque des périls le jour fatal eut lui,

L’Église militante exista toute en lui.

Poursuivant des Anglais les bandes décimées,

Du glaive et de la croix ses mains étaient armées ;

Et ce prêtre-soldat, dans le sang à genoux,

Confessait les vaincus qui mouraient sous ses coups.

 

Quand pour les conviés, pour le roi, pour la France

Il eut de l’Esprit-Saint invoqué l’assistance,

De sa nièce Adalbert rappelant le malheur,

D’Aymon, au nom du ciel, rassura la douleur :

« Dieu ne laissera point le coupable dans l’ombre,

Des jours d’impunité sa main marque le nombre ;

Fiez-vous en sa force, à tout Dieu pourvoira :

Et du rapt et du meurtre il tient compte, et paîra. »

Lors d’Emma longuement on déplore l’absence ;

Cependant du festin le luxe, l’abondance,

De leurs tristes pensers ont suspendu le cours.

Les femmes de service et leurs légers atours,

Les pages, les varlets circulant à la ronde,

Les coupes de vermeil que l’hypocras inonde,

L’hydromel, la cervoise et les vins épicés,

Et les mets succulents sous leurs yeux entassés,

Tout porte en leurs cerveaux une chaleur soudaine.

 

Des vains propos alors pour eux s’ouvre l’arène.

Chacun, l’œil plus brillant, en élevant la voix,

Rabaisse ses rivaux et grossit ses exploits ;

Le seul Edwin d’Aymon presse la main chérie,

Et, lui parlant d’Emma, craint de nommer Marie,

Car un présage affreux s’attache à ce doux nom.

Mais Nanteuil, mais Couci, Norbert et Châtillon,

Et vingt jeunes guerriers dont l’âme turbulente

Ne voit dans l’avenir qu’une lice sanglante,

Rêvant gloire et dangers, et tournois et combats,

Semblent crier rescousse au milieu du repas ;

Tandis que les vieillards, forts de l’expérience,

Dans les arts belliqueux étalent leur science,

Des sièges, des assauts discutent les apprêts,

D’une ruse de guerre éventent les secrets ;

Que le comte Amaury, vieilli dans trois croisades,

De Tyr et de Saïd redit les escalades,

Et cite avec orgueil ce jour où sous son bras

Quatre chefs sarrasins trouvèrent le trépas.

Les soldats des deux camps en gardent souvenance !

 

Adalbert observait leur haute contenance,

D’une oreille attentive écoutait leurs récits,

Et l’espoir souriait sur ses traits obscurcis,

Comme un rayon du jour qui luit sur la tempête.

La crainte cependant fermentait dans sa tête ;

Pour des projets sacrés redoutant un retard,

Sur une porte close il fixait son regard

Et gourmandait du geste un ressort immobile.

Tel, au jour du combat, s’irrite un chef habile,

Alors que de l’attaque il sent venir l’instant

Et se voit seul, privé du renfort qu’il attend.

 

La porte s’ouvre enfin ; plaintives, désolées,

Les compagnes d’Emma, de longs crêpes voilées,

Apparaissent aux yeux des chevaliers surpris.

Leurs sanglots redoublés, leurs lamentables cris,

Ont soudain retrouvé des cœurs d’intelligence,

Et l’écho du palais a répété : Vengeance !

Yolande, plus belle encor de sa pâleur,

Alors devant Raoul prosterne sa douleur.

« Sire comte, vengeance au nom de votre fille !

Si le rapt insolent fond sur votre famille,

Qui nous protégera ? Chevaliers, vengez-nous !

Ou le crime d’un seul est le crime de tous. »

 

Bientôt, devant les preux se montrant la dernière,

D’une main, de la Vierge arborant la bannière,

De l’autre soutenant rosaire et dons pieux,

Une femme paraît les larmes dans les yeux.

Sous un long manteau noir sa taille se dérobe ;

La croix du Rédempteur éclate sur sa robe,

Et son front jeune encor, d’épines couronné,

Sous le faix des douleurs semble s’être incliné.

 

« Guerriers, crie Adalbert, sous ce vivant emblème,

Celle qui vient à vous, c’est l’Église elle-même ;

L’Église, notre mère, et qui vit sur l’autel

Tomber l’un de ses fils frappé du coup mortel.

Au nom de Jésus-Christ je réclame assistance.

Le ravisseur d’Emma, l’assassin de Constance,

Vous associera-t-il à son crime impuni ?

Parmi vous qu’un vengeur se montre et soit béni. »

 

Un seul cri, mais formé de mille cris, s’élève ;

Vers le prélat guerrier chacun étend son glaive :

« Que demain le bourreau, grâce à notre secours,

Livre à l’enfer son âme et son corps aux vautours ! »

Raoul à ce transport répondait par ses larmes ;

Au signal d’Adalbert s’avance le roi d’armes,

Portant un plat d’émail où le faisan doré,

Mets royal, se montrait de ses plumes paré

(De la foi du serment c’était alors le gage).

Dans un vœu solennel chacun d’entre eux s’engage,

Et jure : Par le Christ, les dames, le faisan,

Quel qu’il soit, noble ou serf, ou prince ou paysan,

De poursuivre partout l’auteur du double crime.

 

« Jusqu’au jour qui joindra l’impie à sa victime

(Dit Aymon dans son vœu) jusqu’au fortuné jour

Où parmi nous Emma se verra de retour,

Du palais paternel je m’interdis l’entrée :

Que sur ses gonds muets la porte en soit murée ;

Que la voix d’un mortel n’y trouble point les airs ;

Que nul pas ne s’imprime en ses remparts déserts :

Et que le hibou seul, hôte des lieux funèbres,

Redise à mes aïeux, couchés dans les ténèbres,

Qu’Aymon de Chavercy, par un lâche outragé,

Ne reviendra près d’eux que mort ou que vengé. »

 

Après lui, sire Edwin, son tendre ami d’enfance,

Jure par le poignard, et la dague, et la lance,

De poursuivre partout le sanglant ravisseur :

« Dût un fort l’enfermer dans sa sombre épaisseur,

Dût la mer entre nous se jeter mugissante,

Un rocher m’opposer sa masse menaçante,

Je franchirai le fort, et les flots, et le roc.

Qu’il porte la couronne, ou le casque, ou le froc,

Pour ses jours en danger que ma mère intercède,

Je frapperai ! J’ai dit ; que Dieu me soit en aide ! »

Les nombreux conviés tour à tour font leurs vœux :

L’un laissera grandir sa barbe et ses cheveux ;

Cet autre sans abri dormira dans la plaine ;

Cet autre doit jeûner trois jours chaque semaine ;

Sans heaume et sans brassards combattra celui-ci.

Sur le royal oiseau le généreux Couci,

Jeune, brillant, promet, par son corps, par son âme,

De ne point réclamer un baiser de sa dame,

De laisser sommeiller le luth dont les doux sons

Charmaient jusqu’à Thibaut, son émule en chansons,

Tant que ce même luth sur le champ des batailles

Ne pourra d’un félon dire les funérailles.

 

 

Xavier-Boniface SAINTINE.

 

Recueilli dans Souvenirs poétiques de l’école romantique, 1843.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net