La « Marie-Hélène »
par
Jules GILLE
Dix jours déjà que cette vague de chaleur, insolite pour la saison, déferlait sur le pays ; elle avait débuté le lendemain de l’Ascension après l’orage. Et, par ce dimanche de Pentecôte, dans la salle à manger étroite, mal défendue par son unique store, le soleil grésillait les photos de famille et, dans les angles du mur, le papier peint craquait en se recroquevillant. L’homme déposa son couteau et jeta autour de lui un regard excédé qui passa rapidement sur son père paralysé, sur le gamin qui n’en finissait pas de sucer le zeste de son orange et se posa enfin sur sa femme. Il la regarda sans tendresse ; cette carnation de blonde fatiguée, ce cou sans fierté, ces mains blessées par le travail quotidien, tout cela était trop décevant ! Pourtant, il fallait bien dire quelque chose.
– Que fais-tu cet après-midi ?
– J’ai toute la lessive à repasser.
La voix était stridente, presque agressive.
– Tu es toujours la même, remets donc cela à demain !
– Et c’est la servante que tu me paieras, peut-être, qui fera la besogne ?
Il ne répondit pas, il était las de ces protestations cent fois entendues, et cette voix criarde, cette bouche mauvaise, ces dents trop blanches pour ces lèvres mal dessinées le navraient. Il leva les yeux vers les photos et les reproductions et sur les meubles à bon marché qui criaient la médiocrité.
– Eh bien ! c’est tout ce que tu trouves à répondre ?
Marguerite était sortie de la torpeur qui l’avait envahie en fin de repas.
– Le jour où je trouverai ce qui me convient, sois tranquille !
– En attendant, c’est toi qui gagnes le moins du bureau, moins qu’un huissier !... Après vingt ans de service !
De mépris, elle jeta sa serviette sur le parquet.
Le petit Robert a quitté la table, il se glisse sans bruit dans son coin, sous l’escalier, là où la pénombre dispense une demi-fraîcheur. Il retrouve un vieux miroir qui lui renvoie sa chevelure rousse et sa peau tavelée ; c’est une image plombée, sans éclat. Est-il vraiment ce petit bonhomme au teint blafard dont la vue le gêne ? C’est ce qu’il se demande parfois. Il a pris des wagons de son vieux train mécanique ; celui-ci sera une Ford, celui-là une Chevrolet, et il engage une course étonnante en circuit fermé, avec des virages en épingle à cheveux et des descentes à donner le vertige. Les bolides halètent dans une ronde fantastique. Mais la voix obsédante de sa mère poursuit le gamin et l’empêche d’être tout à son jeu.
– Je ne sortirai pas, c’est entendu, mais tu resteras ici... Ah ! Monsieur doit partir. Monsieur doit aller voir Suzanne, n’est-ce pas ?... Imbécile ! Tiens, j’appelle le petit pour qu’il m’entende, pour qu’il te connaisse...
Robert n’a pas besoin de se trouver dans la salle à manger ou de coller son œil entre les planches disjointes pour voir la scène. Il sait que sa mère est debout, qu’elle agite les deux poings au bout de ses bras trop courts, que le ton de sa voix va tourner à l’aigu, tandis que son père reste assis, impassible, les yeux dans le vide.
– Tu ne réponds pas ! C’est plus simple... Mais tu n’iras pas la voir, je te dis que tu ne sortiras pas !
Le gamin sait qu’à cet instant son père a posé les mains à plat sur ses oreilles pour montrer combien cette violence verbale lui est odieuse, car c’est toujours ainsi que se déroule le scénario ; dans un instant, il prendra sa voix la plus calme, sa fausse voix d’homme du monde, pour lui dire :
– Marguerite, je t’en prie, change de disque !
Dans l’angle de la cheminée, grand-père est dans son fauteuil, figé depuis trois ans par la paralysie. C’était un homme, grand-père, mais, depuis son attaque, il se tient terriblement silencieux et immobile, une petite pipe toujours éteinte dans la main droite ; il la soulève et l’abaisse incessamment, d’un mouvement rythmé, et l’on dirait un arbitre qui marque les coups et les points, mais on ne sait pas à qui il peut communiquer le résultat de son labeur.
– Et tu t’imagines que je vais me tuer à repasser ce linge et que tu iras, toi, parader !
Elle doit être arrivée à ce moment d’exaspération où elle tend sans arrêt l’index vers son mari qui sourit de pitié au spectacle de cet intérieur si peu fait pour lui. Le bruit d’une chaise que l’on repousse brusquement fait sursauter Robert ; il sait que son père vient de se lever, qu’il a saisi son chapeau et qu’il va sortir. Rien ne l’arrêtera. À de pareils moments, il y a en lui une sorte de détermination farouche, comme si une grande passion le possédait, à laquelle rien ne peut résister, pas même lui, surtout lui. Marguerite peut s’interposer, se planter devant lui, il l’écartera d’un geste fort. On entend son pas dans le vestibule, la porte d’entrée a claqué, il est dehors. Comme toujours ! et, comme toujours, sa femme reste un instant stupide de rage impuissante, mais elle se tourne bientôt vers son beau-père, vers cette statue aux traits parcheminés et au regard impassible qui ne cesse de soulever et d’abaisser sa courte pipe.
– Eh ! voilà, voilà votre fils ! Voilà l’existence qu’il me fait !
Bon papa, le regard vide comme une absence, continue de battre la mesure et d’arbitrer ce combat dont il est détaché à jamais !
– Ah ! c’est ainsi, c’est ainsi !... Robert !
Le cri vient surprendre le gamin au moment où la Ford a pris trois longueurs d’avance dans le grand tournant sous la troisième marche de l’escalier, celle qui craque si fort quand on y pose le pied.
– Robert !
Il se redresse et revient dans la salle à manger, le cœur inquiet. Que va-t-il se passer ?
– Tu vas suivre ton père !
– Mais... maman !
– Je te dis que tu vas le suivre. Il va passer devant le pont du chemin de fer ; au lieu de tourner vers la ville, il suivra la rue de l’Aqueduc jusqu’au bout, puis il prendra la rue des Ateliers et, au bout de ce chemin... Tu m’entends ?
Le gamin ose lever la tête.
– Non, maman, je ne veux pas.
Une gifle est tombée, sèche, sur la joue aux taches de son, qui rougit brusquement de honte.
– ... Il va prendre à droite, tu entends. À droite, par l’avenue de l’Étang. Tu regarderas bien, il va entrer chez Suzanne, à la septième maison. D’ailleurs, tu la connais, tu y es venu avec moi. Pars !
Robert risque un regard vers son bon papa pour le prendre à témoin, pour qu’il intervienne, qu’il sorte enfin de ce mutisme, pour qu’il rompe tout à coup cette gangue qui le sépare de la vie et se fasse entendre comme autrefois pour affirmer avec force :
– Marguerite, laisse ce petit tranquille !
Mais grand-père est de bois, comme une idole africaine ; on le croirait figé aux rives de la Mort si sa pipe ne cessait de battre la mesure de quelque dérisoire symphonie.
– Pars tout de suite !
Elle empoigne Robert et le pousse sur le seuil de la porte. La longue rue est noyée de soleil, il y a juste une bande d’ombre étroite qui borde les maisons de gauche.
– On ne voit déjà plus papa.
– Tu vas courir jusqu’au bout de la rue, où tu le rejoindras. Et je te défends de te faire voir. Allons, va ! te dis-je.
Robert est parti ; il sent le regard de sa mère qui le suit et il court. Parfois, pourtant, il se retourne, espérant un grand geste, comme si elle s’était ravisée, comme si elle se rendait compte que c’est horrible et qu’elle le rappelât à elle tout à coup ; mais, chaque fois, le doigt tendu se redresse plus impérieux, à croire qu’elle veut lui insuffler le trop-plein de sa passion et de sa jalousie.
Au tournant de la rue, il reconnaît la haute silhouette de son père qui se hâte et semble glisser à la surface des choses. Le petit Robert éprouve davantage son humiliation. Que c’est horrible ce qu’il fait là ! Comment sa mère peut-elle le contraindre à pareille vilenie ? Pourtant, elle est bonne, sa maman, quand elle n’est pas en colère. Il lui arrive de le serrer sauvagement dans ses bras, de lui donner de ces petits noms qui le font défaillir de tendresse, et nul ne s’entend comme elle à improviser une de ces pâtisseries dont il raffole. Pourquoi faut-il que ses parents ne s’entendent pas ? Que ce ne soit pas comme chez les autres : un intérieur paisible et calme, où le père et la mère échangent des propos graves, tendres et justes ?
À l’arrière-plan, bon-papa serait là, heureux, dans son grand fauteuil, pareil à ce Jupiter Stator qu’on peut voir sur la couverture de son volume d’histoire ancienne. Mais que va faire son père chez cette femme ? Y va-t-il ? Oh ! si cela pouvait ne pas être vrai ! Si Robert pouvait revenir à toutes jambes à la maison pour crier bien fort, dès le vestibule :
« Tu sais, tu t’es trompée, il est parti vers la ville. »
Son père n’a pas passé le pont ; au contraire, il traverse imprudemment la chaussée ; à deux reprises, il doit se rejeter en arrière, devant un véhicule, comme le font les passionnés sortis tout à coup de leur rêve ; et Robert va crier :
– Attention, papa, attention !
Mais son père a traversé et le voilà qui s’engage dans la rue de l’Aqueduc. C’est un chemin horrible, avec, à gauche, de tristes maisons en série, sinistrement pareilles, et, à droite, les voies du chemin de fer, défendues par une palissade de pieux, comme un fortin du Grand Nord. Sur le seuil des logis où l’ombre s’allonge un peu, des groupes sont sortis pour chercher le frais. Ces gens sont assis sur de mauvaises chaises ou dans des fauteuils en rotin. Il y a une dame d’âge, avec des lunettes et un air de reine, qui lui dit :
– Tu marches trop vite, petit garçon ; tu vas te rendre malade.
Il court davantage, il force le pas, au point de se rapprocher dangereusement de son père.
« Mon Dieu, faites qu’il change d’avis ! Faites qu’il n’aille pas chez cette femme ! »
Mais il se désespère, il ne sait pas prier, il n’a pas foi en ses supplications. Et puis, est-ce si mal de se rendre dans cette maison ? Que veut donc dire sa mère ? Qu’est-ce qui justifie pareille colère ? Ah ! si son père pouvait quand même renoncer à son idée !
« Mon Dieu ! Faites qu’il n’aille pas là ! Faites-le, Seigneur ! »
Mais la grande silhouette est au bout de la rue de l’Aqueduc ; quel chemin va-t-il prendre ? Robert voudrait prier :
« Papa, ne continue pas sur cette route ! »
Son père s’entête dans l’itinéraire prévu, et il s’engage dans ce chemin des Ateliers ; à présent, la partie est perdue, le petit garçon le sait ; il a le visage bouleversé, les gens le regardent et ne cachent point leurs réflexions :
– Tu pleures, petit rouquin ?
– Qu’est-ce qui ne va pas, mon garçon ?
Il n’y a rien, madame, rien ; il n’y a que ce désespoir au fond de son âme et ce cri qu’il garde en lui et qu’il voudrait pousser : « Papa, ne fais pas cela ! » Il hâte sa marche, il veut maintenant rejoindre son père, mais il trébuche et tombe lourdement. On accourt pour le relever ; déjà, il se dégage, il doit courir. Trop tard ! Son père est au bout de la rue, l’allée de l’Étang est là, sur la droite, qui l’appelle, qui l’aspire et le possède déjà... Quoi !... Son père a tourné à gauche.
« Oh !... Oh !... »
Robert s’est arrêté, la main sur le cœur, haletant...
– Mais qu’as-tu, petit ? Tu dois être malade, cette chaleur...
– Rien, madame, je n’ai rien...
Il n’a rien, rien que cette joie impossible, mais si lourde, si pesante, avec cette nouvelle, grande comme le monde, qu’il va jeter dès l’entrée dans la maison :
« Maman, il n’est pas allé là-bas ! »
Il ne sait plus très bien ce qu’il fait, il continue, et, puisque son père a tourné à gauche, il prend à gauche, lui aussi ; il le suit de loin, il est en nage, il n’en peut plus, tout se brouille en son esprit, mais il veut savoir.
Comme tout a changé brusquement ! Il n’y a plus de maisons, un air plus frais arrive des lointains. Voici des arbres, des arbres encore, et des prairies, et des haies où sourit une aubépine toute blanche, et, plus loin, une ferme noyée dans les feuillages, où il doit faire bon vivre par cet après-midi de feu. Il a perdu son père de vue, car la route doit redescendre après cette pente si rude. Elle redescend, en effet, elle a cessé d’être raide et cassante comme une chemise amidonnée, pour devenir douce et souple sous le pas ; elle vous porte, elle vous entraîne. Des genêts d’or viennent à votre rencontre. Il y a des peupliers dont les feuilles tournent au son d’une mélodie qu’on n’entend pas, mais qu’on porte au fond de soi-même ; ils bordent un canal qui luit doucement dans une pénombre verte, coupée de grands rires de soleil, et, sur l’autre rive, des rochers escaladent la colline, et ils portent des bouleaux roses et gris, comme des trophées.
Papa s’est arrêté au bord de l’eau. Il s’est assis sur une borne, et il regarde, fasciné. Robert s’allonge dans un champ, en lisière de la route, et il cherche, lui aussi, ce qui peut subjuguer à ce point son papa. Il y a sur le bord des pêcheurs dont on voit le dos rond et de larges flaques de lumière qui brillent doucement sur les prairies, et, sur l’autre rive, des roseaux noirs qui refusent la lumière. Un bruit s’élève, harmonieux et sourd à la fois, c’est le moteur d’une péniche qui s’avance sur le canal ; c’est un long bateau qui porte sur sa proue un nom en lettres de cuivre : Marie-Hélène. Adossé au gouvernail, un homme est debout, casquette sur la tête, qui fait bloc avec le bateau, comme s’il était là, planté, pour une tâche éternelle. Une jeune femme, en blouse jaune, va de long en large. Robert ne distingue pas ses traits, il ne voit que ce rectangle jaune qui appelle à lui toute la lumière. Elle a dû faire la lessive et elle pend le linge à un long câble qui va de la proue au grand mât ; et, chaque fois qu’elle déplie ses bras pour accrocher une pièce d’étoffe, elle a un large geste royal, comme si elle déployait un drapeau victorieux.
Robert reste là à regarder cette femme, à suivre des yeux la péniche, à écouter le bruit grave et fort du Diesel : « Tchou... tchou... tchou ! » Il voudrait contempler longtemps encore les feuilles des peupliers et les troncs frais des bouleaux qui pavoisent la colline et ces roseaux si noirs dans la clarté des choses. Il vit avec intensité en ce coin de paradis terrestre, alors qu’il est à deux pas de la ville, où le soleil est sans pitié et l’existence sans horizon. Mais que dira sa mère ? Il regarde encore un instant vers son père, perdu dans ses rêves, fait demi-tour, et le voilà qui court, qui court vers la maison pour annoncer à sa mère qu’elle s’est trompée, que papa est là, en face de la rivière, qu’il regarde passer la Marie-Hélène et qu’elle devra bien l’accueillir à son retour.
– Eh bien ! d’où viens-tu ?
– Oh ! maman...
Il n’arrive plus à parler, mais quand même il peut enfin expliquer que ce n’était rien, qu’elle s’était mise vainement en peine, qu’arrivé près de l’avenue de l’Étang papa était parti vers la gauche, vers la campagne.
– Il allait la retrouver.
Mais déjà la voix de Marguerite est moins âpre.
– Non, maman.
– Qu’en sais-tu ?
– Je l’ai suivi... Je suis allé plus loin, toujours plus loin, et, tout à coup, c’est devenu tout autre ; il y avait des arbres, des fermes, encore des arbres, une rivière avec un bateau.
– C’est le canal qui traverse la ville.
– Oh ! non, maman, c’était... tout autre chose..., comme dans un livre d’images.
– Petit sot !... Et lui, que faisait-il ?
– Il était assis près de l’eau et regardait.
On dirait que Marguerite a souri.
– Il était seul ?
– ... Oui.
– Tu vois bien qu’il ne l’était pas !
– Mais si !
– Pourquoi as-tu hésité alors ?
Comment lui expliquer qu’on n’est pas seul, avec la compagnie d’une rivière, des arbres, d’une péniche qui s’avance avec un homme debout à la barre et, en retrait, des roseaux noirs qui s’inclinent au soleil ?
– Tu n’aurais pas dû gronder papa, tu vois bien.
– Va jouer, petit... Eh bien ?
– Ce n’était pas le canal, sais-tu, maman, c’était beau, avec des arbres et une femme en jaune.
– Petit sot !
Robert est allé reprendre sa place sous l’escalier. Il a toujours en main la voiture de son vieux train qui, pour lui, est une Ford, et celle qui est une Chevrolet, et il les lance, et elles partent sur la piste, mais le cœur n’y est pas. Ses gestes se ralentissent, sa main gauche abandonne la Ford, il ne pousse plus qu’une seule voiture, et elle avance d’un rythme lent, elle est devenue la Marie-Hélène, à présent ; elle glisse d’une cadence sûre, avec ce bruit doux et fort d’un Diesel qui tourne rond pour vaincre la masse de l’eau :
– Tchou... tchou... tchou !
Dans la salle à manger, les coups de fer deviennent plus doux, apaisés.
La Marie-Hélène s’avance, elle passe le long des peupliers, elle traverse des taches de lumière, elle a à son gouvernail un homme de haute taille et, sur le pont, une femme à la blouse jaune frissonnante.
– Tchou... tchou... tchou !
Une ombre se profile derrière lui.
– Robert !
– Maman !
Que la voix de sa mère lui semble devenue tendre tout à coup !
– Prends cette crème !
– Oh !
– Mais qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ?
– Non !
– Mais si.
À cet instant, on dirait que la grâce touche Marguerite et qu’elle coule jusqu’à ses pauvres mains meurtries par la peine des jours. Le petit garçon se fait plus hardi.
– Il me semble que... que je suis devenu... riche !
Elle le regarde, elle ne le comprend pas.
– Tais-toi, petit fou ! Si tu continues, tu vas ressembler à ton père.
Mais elle se ravise aussitôt :
– Non ! Tu es un petit brave, mon gros chéri.
Il ne pleure pas, il regarde la Marie-Hélène, il regarde le fleuve et la blouse jaune et les bouleaux roses et gris qui s’étagent sur la colline et, sur l’autre rive, les roseaux noirs qui continuent de refuser la lumière.
Jules GILLE.
Recueilli dans Les 54 meilleurs contes du monde, 1955.