En guerre et en paix

 

NOUVELLE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Frederika BREMER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ARRIVÉE

 

 

Par une froide soirée de septembre, des hôtes arrivaient à une métairie située dans la vallée de Heimdal, en Norvège, et depuis longtemps inhabitée. C’étaient une femme en deuil, assez âgée, d’un aspect imposant mais sombre, et une florissante jeune fille. Elles furent reçues par un individu que les gens du pays nommaient le régisseur. La dame en deuil, Mme Astrid, n’avait pas paru dans sa métairie de Semb, qui comprenait toute la vallée de Heimdal et son héritage patrimonial, depuis le commencement de son mariage. Veuve maintenant, elle revenait dans les lieux elle avait passé son enfance. Sa compagne était une Suédoise, qu’elle ramenait des eaux, où elle allait chaque été, afin qu’elle prît soin de sa maison et de la conduite du ménage. Suzanne Bjoerk, disait-on, règne en maîtresse absolue sur la partie économique du logis et sur son personnel féminin : la femme de chambre, Larina, la fille de basse-cour, Karina, la gardienne de la grange, Mathia, la cuisinière, Georges, et tous leurs subordonnés à deux pattes ou à quatre. Nous allons faire une connaissance un peu plus étroite avec les premiers.

 

 

 

 

 

LA BASSE-COUR

 

PREMIÈRE QUERELLE

 

 

Pour la Norvège !

Pour la Suède !

 

STRIDANDE.

 

 

La matinée était radieuse et fraîche. Le soleil de septembre brillait sur la vallée. Les chaumières fumaient au loin. Les perles de la rosée scintillaient sur les fleurs et les feuilles le long de la sente qui descendait en serpentant le flanc d’une montagne couverte de mousse. La sente conduisait vers une source très pure qui formait un étang et allait en folâtrant rejoindre le fleuve.

C’est de ce côté que Suzanne Bjoerk se dirigeait par le plus beau matin, suivie de « coqs, de poules et de petits poulets ».

Suzanne promenait ses yeux sur l’admirable tableau si coloré qu’elle avait devant les yeux, et sur les petits animaux qui jouaient et se réjouissaient autour d’elle. Ses yeux avaient une expression de ravissement lorsqu’ils se levèrent aux cieux et qu’elle s’écria en joignant les mains : « Mon Dieu, que c’est beau ! » Mais elle tressaillit tout à coup, car une forte voix entonnait au même instant à ses côtés cette chanson :

 

Qu’elle est belle ma patrie, l’antique Norvège que couronne la mer !

 

Le régisseur Harald Bergman salua avec un sourire Suzanne, qui lui dit non sans quelque aigreur :

Vous criez à effrayer les pigeons avec votre vieille Norvège.

Harald continua :

 

Oui, ma patrie est admirable, l’antique, l’inébranlable Norvège ; le Sommerdal, le Winterborg, qui la gardent, sauront braver éternellement la dent des siècles.

 

L’antique Norvège ! reprit Suzanne. Je trouve vraiment scandaleux de vous entendre parler de votre antique Norvège, comme si elle était plus ancienne et plus éternelle que Dieu même !

Peut-on trouver dans le monde entier, s’écria Harald, un pays aussi fier, aussi grave que le nôtre, avec des fleuves aussi beaux, des montagnes aussi hautes.

Grâce au ciel ! nous avons en Suède un peuple et des montagnes, répondit Suzanne. Je voudrais que vous les vissiez, c’est bien autre chose que les vôtres.

Autre chose ? allons donc ! Je parie qu’on ne peut trouver en Suède une seule oie comparable à celles-ci.

Pas une ? mais il y en a mille et toutes plus grandes et plus fortes que les vôtres. Tout, en Suède, est plus grand et plus noble qu’ici.

Allons donc ! les Suédois sont sûrement bien plus petits et plus faibles que nous.

Plus faibles ? plus petits ? Que ne puis-je vous faire voir les habitants d’Uddewalla, ma ville natale !

Comment peut-on naître à Uddewalla ? Cette ville a-t-elle réellement des habitants ? Il est honteux d’habiter une bourgade pareille, il est même honteux de la traverser. Elle est si ridiculement petite que, lorsque les roues d’une cariole sont encore à un de ses bouts, le cheval a déjà la tête à l’autre. Croyez-moi, ne parlez jamais d’Uddewalla.

C’est certainement bien inutile devant vous. Comme vous n’avez jamais rien vu que vos villages norvégiens, vous ne pouvez vous faire une idée de nos villes suédoises.

Le ciel me préserve d’en voir, qu’il m’en préserve ! Et vos lacs suédois, ce sont de pauvres flaques d’eau en comparaison de notre splendide mer de Norvège !

Des flaques d’eau ? Nos lacs sont de taille à noyer toute la Norvège.

Ha ! ha ! ha ! la Suède entière comparée à notre mer norvégienne n’est pas plus grande que ma casquette. Cette mer battrait sans cesse la Suède, si notre Norvège ne la protégeait généreusement de sa poitrine de granit.

La Suède se protège bien toute seule et n’a besoin de l’aide de personne. C’est un admirable pays.

Pas moitié autant que la Norvège ; ses montagnes touchent le ciel, elle est plus près de Dieu.

La Norvège peut bien prendre quelques privautés, mais le Seigneur aime la Suède.

La Norvège !

Non, la Suède !

La Norvège ! Vive la Norvège ! Voyons ! celui dont la pierre ira le plus haut gagnera en faveur de son pays. La Norvège pour toujours ! Harald en même temps lança en l’air une pierre.

La Suède pour toujours ! s’écria Suzanne en lançant aussi une pierre de toute sa force.

Le sort fit que les deux pierres se heurtèrent, puis retombèrent lourdement dans la source autour de laquelle les volatiles étaient réunis. Les oies se mirent à crier ; les poules et les canards se levèrent avec épouvante ; les dindes gagnèrent en courant la forêt, et le coq d’Inde oubliant toute dignité les imita ; les pigeons disparurent en un instant. Harald et Suzanne, rouges et se querellant vivement pour savoir lequel avait lancé sa pierre le plus haut, étaient restés seuls auprès de l’eau troublée et agitée.

Harald Bergman avait un visage expressif, des traits un peu prononcés, des yeux bruns, dans lesquels alternaient beaucoup de gravité et infiniment de malice. Ses cheveux bruns tombaient avec grâce sur un front qui pouvait évidemment contenir les plus lumineuses pensées. Il était bien fait, et tous ses mouvements étaient pleins de souplesse et d’aisance.

Élevé dans une excellente famille, Harald avait reçu une éducation accomplie ; ses amis et connaissances le considéraient comme un jeune homme donnant les plus belles espérances. Il venait d’achever ses études, et se disposait à faire un voyage à l’étranger, pour parfaire son instruction agricole, lorsque le hasard lui fit rencontrer Mme Astrid, qui, devenue veuve, retournait dans sa patrie. Ceci changea les desseins de Harald.

Lorsqu’il apprit que Mme Astrid cherchait un régisseur instruit et habile pour sa propriété, qui avait été très négligée, il s’offrit pour cet emploi et fut accepté. Il partit aussitôt pour Semb afin de se mettre au courant et de faire les préparatifs nécessaires.

Barbara-Suzanne Bjoerk n’était ni jolie ni même agréable, car elle était trop grande et trop forte ; mais elle était bien. Son regard était franc et loyal ; sa figure ronde et pleine annonçait la santé, la bonté, la force vitale ; et quand Suzanne était gaie et que sa bouche s’entr’ouvrait avec un rire cordial, on était joyeux rien qu’à la regarder. Mais nous sommes obligée d’ajouter qu’elle était bien souvent d’humeur morose, et alors son extérieur n’était guère séduisant. Enfin, c’était une grande fille, bien faite, aux mouvements trop vigoureux pour être gracieux, et dont la personne laissait voir un certain manque d’éducation.

Et comment en aurait-elle reçu, la pauvre enfant ! dans la maison elle avait passé la majeure partie de sa vie, maison où régnaient le désordre, la pauvreté et la vanité. Elle était fille du bourgmestre d’Uddewalla. Elle perdit sa mère dans son enfance. Une sœur de son père prit la direction de la maison ; elle s’occupait du ménage, de ses amies, et abandonnait l’enfant à elle-même, tandis que le bourgmestre allait s’amuser au club.

L’éducation de Suzanne consista donc seulement à savoir à peine lire et à s’entendre dire lorsqu’elle était méchante : « Voilà Barbra qui revient ! Ah ! fi ! Barbra ! tu devrais avoir honte de te conduire ainsi. Va-t’en ! Barbra ! » Et lorsque la sagesse revenait, on disait : « Voici Sanna 1 de retour. Sois la bienvenue, Sanna. » Cette méthode, si elle avait été employée avec quelque discernement, eût pu n’être pas mauvaise, mais il arrivait bien souvent que la petite fille était appelée Barbra sans l’avoir mérité ; il en résulta que ce personnage se montra de plus en plus. Néanmoins, l’enfant prit ainsi l’habitude de sortir quand elle était Barbra, et de rentrer lorsqu’elle était Sanna, ce qui lui fit de bonne heure comprendre qu’il y avait deux natures en elle, ainsi que dans toute créature humaine. Cette connaissance devint tout à fait nette quand Suzanne fit son instruction religieuse, la seule qu’elle eût jamais reçue. Que cette instruction, quand elle est donnée par un bon maître, est utile à un esprit disposé au bien ! Suzanne eut le bonheur de trouver un maître de cette sorte. Il lui montra en Barbra le démon terrestre qu’il fallait combattre, et en Sanna l’enfant céleste qu’il est de notre devoir de délivrer et de glorifier. Dès cette époque commença une guerre déclarée de tous les jours entre Barbra et Sanna, guerre où cette dernière remportait presque toujours la victoire, lorsqu’elle n’était pas surprise trop vivement par le caractère fier et emporté de sa nature.

Suzanne avait douze ans quand son père se remaria. Cette seconde épouse mourut en mettant au monde une petite fille ; le bourgmestre ne lui survécut que de deux mois. De proches parents recueillirent les deux enfants. Suzanne apprit dans sa nouvelle demeure à se donner du mal. Comme elle était grande et forte pour son âge et qu’elle était serviable et courageuse, elle fut bientôt la servante de tout le monde. Les jeunes filles de la maison disaient que Suzanne n’était pas propre à autre chose ; qu’elle était incapable de rien apprendre et qu’elle avait des manières de paysanne. Puis, ne l’avait-on pas prise par charité ; elle ne possédait rien, et on le lui faisait sentir souvent assez rudement. Suzanne versa bien des larmes amères de colère et de chagrin.

Mais il était un être qui ne parlait jamais à Suzanne que d’un ton d’amour et qui lui faisait de douces caresses ; c’était sa petite sœur, Hulda, aux boucles dorées, qui avait trouvé dans les bras de Suzanne son berceau et les soins maternels les plus tendres. Depuis la naissance de l’enfant, Suzanne s’en était chargée, et jamais jeune mère n’aima son premier-né avec une plus vive et plus profonde tendresse que celle qu’éprouvait Suzanne pour sa petite Hulda, qu’elle rendit par ses soins la plus belle et la plus aimable enfant du monde. Mais malheur à qui lui aurait causé du chagrin ! C’était s’exposer à la fureur souvent manuelle de Suzanne. Dans l’intérêt de sa sœur, elle supporta longtemps le pénible service que l’on exigeait d’elle ; mais comme elle n’en voyait pas la fin et qu’elle pouvait à peine se vêtir décemment ainsi que sa sœur, et que le nombre de ses occupations ne lui permettait pas de lui donner tous les soins dont elle avait besoin, Suzanne, lorsqu’elle eut atteint sa vingtième année, chercha une position meilleure.

De l’étroite chambrette où Suzanne passait tant de tristes journées, elle apercevait un arbre dont les branches dépassaient la clôture. Pendant bien des soirées de printemps et d’été, tandis que ses parentes étaient à la promenade, Suzanne restait assise en silence aux côtés de sa petite Hulda endormie dans la petite chambre qu’elle avait arrangée pour toutes deux, et elle contemplait mélancoliquement l’arbre verdoyant dont les rameaux et le feuillage s’agitaient au vent et lui faisaient des signaux amicaux.

Ce feuillage fit peu à peu naître en Suzanne des pensées, des projets qui acquirent de la solidité et devinrent le rêve et le but de sa vie. Elle affermerait une petite habitation à la campagne, la cultiverait et la rendrait productive par son énergie et ses soins intelligents. En esprit, elle plantait des pommes de terre, allait traire ses vaches, faisait du beurre et le vendait, moissonnait son champ ; le travail était son bonheur. Sur l’herbe molle, sous l’arbre qui balançait son feuillage, Hulda jouait avec des fleurs, et ses yeux bleus étaient remplis de joie. Elle était à l’abri du chagrin et du besoin.

Toutes les pensées de Suzanne se rapportaient à la réalisation de ce projet. Il fallait d’abord trouver une bonne place, elle pourrait économiser sur ses gages, afin de réunir la somme cessaire au commencement de son entreprise rurale. Suzanne croyait pouvoir y parvenir en peu d’années ; elle se mit donc à chercher une place convenable.

Parmi les personnes qui venaient aux bains de Gustafsborg, près d’Uddewalla, se trouvaient un officier norvégien, le colonel Astrid, et sa femme. Elle entra à leur service, et lorsque, quelque temps après, le colonel étant mort, sa veuve retourna en Norvège, Suzanne embrassa en pleurant sa sœur. Suzanne partait en pays étranger ; mais elle gardait profondément gravés dans son cœur le souvenir de sa petite Hulda et le projet qu’elle avait fait pour l’avenir.

 

 

 

 

 

NOUVELLES QUERELLES

 

 

Nous vivons dans une époque spéciale

de paroles et de luttes sérieuses

 

MUNCH.

 

Des querelles du genre de celle que nous venons de décrire se renouvelèrent maintes fois.

Mme Astrid prenait son déjeuner dans sa chambre, mais elle dînait avec Harald et Suzanne, et les voyait aussi un instant le soir. La lutte éclatait bien souvent au repas ; le moindre mot suffisait pour que la fille du bourgmestre se précipitât à la défense de sa patrie, et, chose singulière, Mme Astrid paraissait parfois prendre plaisir à attiser les querelles en faisant, de temps à taure, une question du genre de celle-ci :

Je serais curieuse de savoir quels choux-fleurs sont les meilleurs, ceux de Suède ou ceux de Norvège.

Ce sont ceux de Norvège, disait Harald.

Ceux de Suède, incontestablement ! s’écriait Suzanne.

Les légumes, le poisson, la monnaie, les poids et mesures servirent aussi tour à tour de sujets de dispute. Parlant du blé norvégien, Suzanne disait :

Je n’ai pas vu dans toute cette propriété un seul brin de paille qui soit comparable à la nôtre.

Cela vient, répliqua Harald, de ce que vous n’avez jamais vu de beau blé qu’ici.

Parlant des poids norvégiens, Suzanne disait :

Je ne puis apprendre à les connaître, tant c’est difficile.

C’est qu’ils sont sans doute plus lourds qu’en Suède, répondait Harald.

Lorsque Suzanne prenait feu et se fâchait sérieusement, Harald chose a tireuse à dire riait de toute son âme, et parfois un faible sourire éclairait le visage de Mme Astrid.

Suzanne considérait comme un saint devoir de défendre son pays, et ne songeait nullement dans ces moments-là à vaincre l’esprit de Barbra.

La guerre ne régnait pourtant pas toujours entre Harald et Suzanne ; la paix se montrait par moments, mais ainsi qu’une timide colombe prête à reprendre son vol. Lorsqu’il arrivait à Suzanne de parler de l’objet qu’elle gardait au fond du cœur, de son amour pour sa sœur, de l’époque où elles étaient ensemble, de son impatience de la revoir, de son désir de vivre pour elle, comme une mère pour son enfant, alors Harald l’écoulait toujours silencieux et attentif. Pas une parole, pas un sourire moqueur ne venait attaquer ces pures images dans l’âme de Suzanne. De quels traits pittoresques elle décrivait la beauté de la petite Hulda, sa blancheur, ses yeux bleus, les petites dents blanches qui luisaient lorsqu’un joyeux rire répandait le soleil sur son visage, et les boucles d’or descendant gracieusement sur son front et sur son cou, et ses jolies petites mains, et son caractère, son cœur si vif, si aimant ! C’était vraiment un ange du bon Dieu. Le galetas que Suzanne avait habité avec Hulda, dont elle avait fait une jolie chambre et dont elle avait peint les murs, elle le décrivait de mémoire. Le lit de la petite avait un rideau de mousseline bleue. Le soleil du matin pénétrait dans la chambre, éclairant l’oreiller de Hulda et baisant sa tête bouclée. Qu’elle était joueuse ! Lorsque Suzanne entrait dans la chambre, elle regardait toujours d’abord le lit de sa bien-aimée ; mais elle ne pouvait la voir. Hulda avait caché sa tête sous la couverture. Suzanne faisait semblant de la chercher, mais il lui suffisait de dire d’une voix inquiète : « est-elle ? Oh ! mon Dieu ! où est ma petite Hulda ? » pour faire sortir la tête de l’enfant de dessous la couverture. Hulda tendait alors les bras en criant : « Me voilà, Suzanne, me voilà ! » Et sa bien-aimée dans les bras, serrée contre son sein, Suzanne était heureuse et oubliait tous les soucis et tous les chagrins de la journée.

Au souvenir de ces moments, les larmes de Suzanne coulaient et l’empêchaient de remarquer celles qui brillaient dans les yeux de Harald à ses récits.

Et lui aussi avait des récits à faire ; ce n’étaient pas, il est vrai, des récits aussi touchants, mais ils étaient pourtant assez intéressants pour captiver entièrement l’attention de Suzanne.

 

 

 

 

 

LE MARI ET LA FEMME

 

NOUVELLE GUERRE

 

 

Je veux faire voir quel homme je suis.

– Monsieur, vous me comblez d’étonnement.

 

(SIFUL SIFADDA).

 

 

Harald se proposa un jour d’irriter Suzanne en se montrant sous la couleur d’un tyran des femmes.

J’attends ma sœur prochainement, dit-il un soir à Suzanne d’un ton indifférent. J’ai besoin d’elle pour des travaux d’aiguille. Il faut qu’elle mette mes vêtements en ordre. Alette est une bonne fille, adroite. J’ai l’intention de la garder près de moi jusqu’à ce que je me marie ; alors je pourrai me faire servir par ma femme !

Vous faire servir par votre femme ! répéta Suzanne du ton que l’on peut s’imaginer.

Sans doute. Le rôle de la femme est d’être soumise à l’homme et je l’apprendrai à la mienne si elle l’ignore. J’entends être maître chez moi.

Il paraît que les hommes, en Norvège, sont des despotes, des tyrans, de véritables païens, des Turcs.

Harald ne se laissa pas émouvoir par cette appréciation. Sans sourciller, il reprit, d’un ton calme mais précis et autoritaire :

Tous les matins, à six heures précises, ma femme devra se lever pour me faire mon café.

Mais si elle ne le veut pas ?

Si elle ne le veut pas, je lui conseille de m’obéir. Si elle ne se décide pas de bonne grâce, j’aurai recours à la force... Je ne puis supporter la désobéissance ; et si ma femme résiste, je lui apprendrai bien à agir selon ma volonté. Elle se lèvera donc à six heures, me fera mon café et me l’apportera dans mon lit.

Je n’ai jamais rien entendu de semblable ! Vous êtes le plus... Que Dieu prenne pitié des femmes mariées dans cet indigne pays !

Et puis, il faudra qu’elle me fasse de bons dîners, ou sans quoi... elle verra. Je ne lui permettrai de me servir les restes de la semaine et du garde-manger le samedi qu’une fois par quinzaine ; et il faudra qu’ils soient richement assaisonnés.

Vous devrez pour cela donner suffisamment d’argent pour le ménage.

Je ne m’occuperai pas de la question d’argent, c’est l’affaire de ma femme. Elle s’approvisionnera comme elle le pourra.

J’espère que vous n’arriverez jamais à trouver une femme, ou qu’elle sera une seconde Xantippe.

Harald ne paraissait pas redouter le destin de Socrate ; il continua d’un ton qui prouvait que Xantippe aurait trouvé en lui à qui parler :

On saura la dompter. Et d’abord, elle tirera mes bottes tous les soirs. Tout dépend de la façon de s’y prendre au commencement ; les femmes aiment à dominer ; c’est dans leur nature.

Parce que les hommes sont des tyrans.

Et elles sont horriblement étroites d’esprit...

Parce que les hommes ont pris pour eux tout ce qui est grand.

Et pleines de caprices !...

Parce que les hommes sont entêtés jusqu’au cou.

Et changeantes !

Parce que les hommes ne méritent pas la constance.

Têtues, violentes...

Lorsque les hommes sont déraisonnables.

Enfin, continua Harald d’un ton tranchant, je déteste les femmes opiniâtres, colères, dominantes. En général, ce sont les hommes qui gâtent les femmes ; ils se montrent avec elles trop patients, trop doux, trop polis. Il n’en sera pas ainsi chez moi : mon intention n’est pas de gâter ma femme. Il faudra qu’elle soit patiente, soumise, qu’elle ait des attentions pour moi, et c’est aussi sur ce pied que je compte mettre ma chère sœur. Il ne faut pas qu’elle s’imagine me voir faire un pas pour elle...

À ce moment on entendit une voiture rouler dans la cour et s’arrêter devant la porte. Harald regarda par la fenêtre, poussa un cri de surprise et quitta la chambre avec la rapidité de l’éclair. Suzanne regarda à son tour curieusement à la fenêtre ; elle vit Harald aider à descendre de voiture une femme qu’il embrassa ensuite longtemps et tendrement. Il la quitta seulement pour se charger lui-même de ses boîtes et de ses paquets.

Ah ! ah ! pensa Suzanne, voilà sa tyrannie !

Certaine que ce devait être la sœur de Harald, elle alla prendre quelques dispositions pour le souper.

Lorsque Suzanne reparut dans la salle commune, elle y trouva le frère et la sœur. Les yeux de Harald brillaient de joie quand il présenta à Suzanne « ma sœur Alette ». Ensuite il se mit à danser avec cette dernière en riant et en chantant. Jamais Suzanne ne l’avait vu aussi joyeux, aussi gai.

Au souper, Harald ne quitta pas des yeux sa sœur ; il la servait en plaisantant, en ajoutant même quelques malices qui le firent gronder. Sa bonne humeur ne fit que s’en accroître. Comme Mme Astrid n’avait pas quitté son appartement ce soir-là, Harald put se consacrer entièrement à sa sœur. Le souper fini, il s’assit à ses côtés sur le canapé, en tenant sa main dans les siennes, et il lui rappela les années de leur enfance. Ensemble ils évoquaient les années disparues, le foyer paternel, les souvenirs de l’heureuse adolescence, et leur affection présente semblait s’aviver au charme de cette douceur passée.

Pendant que Harald et sa sœur causaient ensemble, Suzanne s’était retirée dans la chambre voisine pour leur laisser toute liberté. Elle se sentait envahie par des sentiments mélancoliques qui ne lui étaient pas ordinaires. Le front appuyé contre la vitre fraîche, elle regardait ce beau soir d’été, elle écoutait les voix douces et intimes de la salle commune. Le crépuscule étendait ses voiles, d’une douce tristesse, sur la vallée, les arbres, le sol, les monts et la plaine. Le ciel et la terre semblaient se serrer l’un contre l’autre en une paisible intimité. Les fleurs dormaient dans l’herbe, s’inclinant l’une vers l’autre, et, dans le murmure des feuillages doucement agités, il semblait à Suzanne qu’elle entendait ces mots : « Frère et sœur ! » Des larmes douloureuses coulèrent sur son visage, et elle murmura tout bas : « Ma petite Hulda ! »

Mais, malgré la gentillesse et les boucles d’or de la petite Hulda, je ne pense pas que c’était là le seul sujet qui fît couler les larmes de Suzanne.

 

 

 

 

 

ALETTE

 

 

Dans tes beaux yeux animés, je vois briller le feu. Ils peuvent cependant s’arrêter, calmes et deux, sur la fuite d’un ange.

(VELHAVEN.)

 

 

Quand Suzanne entra le lendemain malin dans la chambre d’Alette pour lui demander si elle avait passé une bonne nuit, Harald était déjà chez sa sœur, entouré d’étoffes et de linge, dont il voulait lui faire cadeau à l’occasion de son prochain mariage. Dès que Suzanne fut entrée dans la chambre d’Alette, le frère et ta sœur se réunirent pour la prier, à son grand étonnement, de bien vouloir accepter une charmante étoffe pour robe. Suzanne rougit et refusa d’abord ; mais ne pouvant résister à la cordialité avec laquelle Harald lui faisait ce don, elle finit par l’accepter avec reconnaissance, mais non avec joie. Ses yeux étaient prêts à se remplir de larmes, car elle se sentait pauvre en plus d’une façon. Lorsque Harald fut sorti, Alette se répandit en éloges sur son frère, et elle finit par ces mots :

– Lorsqu’on ne le connaît pas bien, on peut se fâcher contre lui vingt fois le jour. Mais on ne peut se garder de l’aimer dès qu’il le veut.

Elle expliquait alors, longuement et avec complaisance, le caractère de son frère Harald, esprit droit, volonté énergique, manières quelquefois un peu brusques en raison de cette énergie même, mais cœur large, affectueux, très généreux, très bon, capable des plus grands dévouements et aussi des plus tendres, des plus délicates attentions.

Suzanne, assise, écoutait Alette sans mot dire ; des sentiments délicieux et pénibles à la fois faisaient palpiter son cœur. L’annonce du déjeuner mit un terme à cet entretien.

Alette avait quelques années de plus que vingt ans, une taille gracieuse, le teint pur, et ces traits délicats dont la nature semble avoir doté de préférence les Norvégiennes. Il y avait en elle quelque chose de frêle, de transparent ; son corps paraissait seulement la légère enveloppe d’une âme ardente. Ses manières étaient pleines de charme ; elles annonçaient d’heureux dons naturels et un esprit très cultivé. Elle était fiancée à un riche négociant du Nordland, et son mariage devait avoir lieu en automne. Alette venait passer auparavant quelque temps avec son frère dans la vallée de Mailing, où habitait en outre un de ses parents.

Suzanne redoutait un peu Alette. Auprès de cet être délicat et comme éthéré, elle éprouvait, pour la première fois de sa vie, le sentiment pénible de son infériorité.

Un certain changement se fit en Suzanne à dater de l’arrivée d’Alette. Les manières de cette dernière, les talents de société dont elle était douée, en firent bientôt le centre autour duquel on se réunissait. Mme Astrid elle-même subit son influence ; elle demeurait le soir dans la salle commune, et elle prenait part à la conversation qu’Alette savait rendre intéressante.

Il arrivait souvent qu’on faisait la lecture à haute voix. Alette était, sous ce rapport, douée d’un talent remarquable ; et l’on éprouvait un vif plaisir à lui entendre lire les poésies de Velhaven ou de Wergeland, deux jeunes poètes qui sont rivaux, mais qui savent se tendre une main fraternelle dès qu’il s’agit de leur patrie. Ils ont doté la littérature de leur pays d’une multitude de belles et nobles productions.

Cependant Suzanne se sentait de jour en jour plus mal à l’aise. Harald ne recherchait plus sa société comme autrefois et semblait l’avoir oubliée pour Alette. Dans les conversations qu’elle entendait maintenant, bien des choses la frappaient et faisaient naître en elle des étonnements, des questions. Mais lorsque Suzanne tentait de les exprimer, lorsqu’elle voulait prendre part à la conversation et montrer qu’elle aussi était capable de penser et de parler, ses paroles alors s’ajustaient si mal qu’elle était honteuse, surtout lorsque les yeux d’Alette se tournaient un peu surpris de son côté et que Harald baissait les siens. Suzanne se promettait alors de ne plus ouvrir la bouche pour parler sur des sujets qu’elle ne comprenait pas.

Tout cela pourtant l’affligeait, et son humiliation lui faisait regretter amèrement de n’avoir pas reçu une éducation accomplie. Et elle se disait en soupirant : « Que n’ai-je, hélas ! un peu plus d’instruction, ou seulement un talent de n’importe quelle sorte ? »

 

 

 

 

 

ÉLOIGNEMENT ET RAPPROCHEMENT

 

 

Dans les premiers jours d’août Harald quitta le Heimdal ; il devait revenir quinze jours après, en compagnie d’Alf Lexow, le fiancé d’Alette. Celle-ci, pendant l’absence de son frère, se disposait à rendre visite à son oncle maternel, qui habitait la vallée de Halling ; mais, pour satisfaire au désir manifesté par Mme Astrid, elle demeura encore une semaine à Semb. Pendant ces quelques jours, Suzanne et Alette se rapprochèrent davantage ; Alette était touchée involontairement par les attentions infatigables, cordiales et simples de Suzanne, chez qui elle trouvait en plus un caractère si franc et si ouvert qu’elle ne pouvait s’empêcher de lui faire part de quelques-uns des sentiments dont est rempli le cœur d’une fiancée heureuse ; et Alette était heureuse, car elle aimait depuis longtemps Alf Lexow et allait sous peu être unie à lui pour toujours ; mais un trait douloureux se plaçait pourtant souvent sur son visage quand on lui parlait de son mariage et de son départ pour le Nordland. Suzanne lui en demanda maintes fois la raison, mais elle éludait la question en plaisantant. Un soir pourtant, tandis qu’elles causaient ensemble plus intimement encore que de coutume, Alette dit :

Quel singulier sentiment on éprouve quand les préparatifs se font avec le pressentiment que l’on n’y survivra pas longtemps. Cette transplantation dans le Nordland me tuera, j’en suis sûre.

Comme tu semblés effrayée !

Peu importe, d’ailleurs ! Depuis longtemps déjà j’ai la pensée d’une mort prématurée, je devrais donc y être habituée.

Hélas ! dit Suzanne, ceux qui aiment et qui sont aimés, des créatures aussi heureuses ne devraient jamais mourir ! Mais d’où te vient ce triste et étrange pressentiment ?

Je n’en sais rien, mais je l’éprouve depuis ma plus tendre jeunesse. Ma mère naquit sous le beau ciel de la Provence, et elle y passé la plus grande partie de ses jeunes années. L’amour qu’elle éprouva pour mon père lui fit chérir notre Norvège ainsi qu’une seconde patrie. Elle y passa le reste de ses jours, souffrant de son climat glacé. Ma mère brûlait secrètement du désir de retourner dans les pays chauds, et elle mourut avec ce désir dont j’ai hérité. Sans avoir jamais vu les bosquets d’orangers, et le ciel azuré dont elle parlait si volontiers, je les aime. Comme il faisait souffrir ma mère, le froid me fait souffrir. Ma poitrine est délicate : endurer les longs et tristes hivers de la Norvège septentrionale, demeurer sur les bords de la mer sous un ciel bien plus froid encore que celui auquel je suis habituée : les brouillards, les ouragans... hélas ! je ne résisterai pas longtemps à tout cela ! Promets-moi, chère Suzanne, de ne pas parler à Harald ni à Lexow de ce que je viens de te confier.

S’ils en avaient la moindre idée, répondit Suzanne, sûrement ils ne te conduiraient pas là-haut. Ton fiancé te ferait sans aucun doute habiter un climat plus doux...

 Mais il s’y trouverait fort mal, et l’impatience de revoir sa chère patrie le tuerait. Je sais quel amour Lexow porte à sa province natale ; l’hiver que je crains tant est précisément sa vie et sa santé ! Alf est un homme du Nord corps et âme. Le pays qu’ont habité ses pères ne fait qu’un avec lui ; l’améliorer, contribuer à sa prospérité : tel est son projet favori, tel est le but principal de son activité. Ce ne sera certes pas moi qui l’arracherai à sa patrie, à ses généreux efforts ! Je préférerais rencontrer, dans le Nordland, une mort prématurée.

Chasse ces tristes pensées, s’écria Suzanne ; ton fiancé t’aime, tu aimes ton fiancé. Vous vivrez longtemps heureux ensemble !

Si ce n’est longtemps, dit Alette, ce sera du moins quelque temps. Oui, j’espère vivre assez pour lui donner quelques moments heureux, pour le remercier de son amour, et ensuite...

Alette se baissa, cueillit un lis d’eau qui se dressait au milieu de la rivière, sur le bord de laquelle les deux amies se trouvaient. Elle le fit voir à Suzanne avec un sourire rêveur. Toutes deux étaient profondément émues ; l’une sans doute pensait à la brièveté des joies terrestres, mais à la douceur que l’on éprouve à faire le bonheur de quelqu’un qu’on aime, ne fût-ce que pour un court espace de temps ; l’autre se disait probablement qu’elle était bien malheureuse, puisque ce bonheur-là ne semblait pas fait pour elle.

 

 

 

 

 

LE RETOUR

 

 

Se réunir, se séparer, se souhaiter la bienvenue et se dire adieu, tel est le partage de la vie.

BJEREGAARD.

 

 

Alette partit afin de tenir la promesse qu’elle avait faite à son oncle de la vallée de Halling ; elle revint à Semb au bout de quelques semaines avec Harald et Alf Lexow, qui avaient été la chercher. Son séjour, cette fois, devait être de courte durée, car elle se disposait à se rendre, avec la famille de son oncle et son fiancé, à Trondhjem où l’on devait célébrer son mariage chez une riche tante, qui avait une grande affection pour sa nièce et qui s’occupait depuis un mois, avec joie, des préparatifs de cette cérémonie. Harald devait accompagner sa sœur dans ce voyage.

Alf Lexow était un homme dans la force de l’âge, ses manières étaient ouvertes et franches. Son visage, quoique marqué de petite vérole, était cependant agréable, plein de vie et de cordialité. C’était un de ces hommes qui plaisent et inspirent la confiance à première vue. Les rapports pleins de tendresse des deux fiancés causaient un grand plaisir à Suzanne. Malgré les sentiments un peu confus et tristes dont nous avons parlé plus haut, elle ressentait en elle un apaisement, presque une joie. La brusquerie de Barbra faisait place en elle à la bonté naturelle de Sanna. Son cœur avait moins de révoltes : dans le bonheur d’autrui, elle trouvait un enseignement, et elle arrivait assez aisément à en prendre sa part sans mélancolie trop vive. Du reste, elle-même étant plus heureuse maintenant ; Harald laissait souvent sa sœur avec son fiancé et recherchait comme jadis la société de Suzanne.

Alette était spirituelle, vive, aimable et très instruite, mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était d’avoir la parole dans la conversation. Harald avait le même goût, et ils ne pouvaient trouver de meilleur auditeur que Suzanne. Les hostilités n’avaient pas encore repris, mais il y avait en Suzanne un aimant qui attirait Harald vers elle bien plus fortement que les querelles d’autrefois. Il trouvait ses manières favorablement changées ; elles étaient plus tranquilles et en même temps plus douces qu’auparavant. L’influence d’Alette avait profondément agi sur elle, aidée par de sérieuses et utiles réflexions. Ensuite elle était si amicale, elle avait tant d’attentions pour les autres et se montrait sans cesse occupée à leur faire plaisir, et il voyait aussi avec quelle affection et quelle sollicitude elle prenait soin de Mme Astrid.

 

 

 

 

 

LE VOYAGE À TRAVERS LA MONTAGNE

 

 

Peu de temps après le retour d’Alette, des affaires de famille obligèrent Mme Astrid à se rendre à Bergen. Harald et Suzanne l’accompagnèrent. Ce voyage, à cette époque de l’année, n’était pas sans offrir des difficultés, et même des dangers ; on pouvait toujours s’attendre à des neiges abondantes, à de terribles ouragans dans les contrées montagneuses. Cependant, les accidents étaient rares : avec quelques précautions, un peu de prudence, il y avait bien des probabilités à moins d’un concours imprévu de circonstances défavorables pour que les inconvénients nombreux et les périls parfois très réels d’un voyage de ce genre pussent être complètement évités, même en cette difficile saison, par les personnes qui se décidaient à l’entreprendre.

La petite caravane, qui se mit en route pour franchir le mont de l’Uste, n’était pas très gaie. Elle avançait au milieu d’un épais brouillard qui couvrait toute la vallée ; qui enveloppait les montagnes et empêchait de voir quoi que ce soit au-dessus et autour de soi. En avant marchait le vieux guide, dont la forte et haute stature inspirait la confiance. Venaient ensuite Mme Astrid et Suzanne, puis Harald. La file se terminait par le petit-fils du guide et par deux jeunes paysans qui menaient deux chevaux chargés des bagages des voyageurs.

À mesure que l’on montait, l’espace s’éclaircissait davantage. Lorsqu’ils eurent dépassé la région des brouillards, les voyageurs ne tardèrent point à voir le ciel bleu et furent salués des rayons du soleil, qui éclairèrent l’étrange et sauvage contrée qui commençait à les entourer. Ce spectacle agit très vivement sur l’âme ouverte et jeune de Suzanne. Son courage lui pesait moins ; elle se sentait plus libre et regardait de son œil limpide l’avenir. Il semblait à Suzanne qu’elle laissait derrière elle les disputes, les angoisses qui l’avaient tourmentée : elle entrevoyait la lumière et le bonheur. Un caractère comme le sien devait, en effet, bénéficier plus encore qu’un autre des rudes et saines sensations de la vie au grand air, de la marche, des changements de spectacles, des bonnes fatigues du voyage, des âpres beautés de la montagne. Ces beautés parlaient à son cœur, achevaient de l’apaiser, de le réconforter. L’air pur, le libre vent des cimes, le bruit des cascades, le frisson vivifiant des sapins, chassaient toute ombre de son âme, en ôtaient toute trace de mauvaise humeur, n’y laissaient parler que la voix de la confiance, de l’affection généreuse et de la foi en Dieu.

Le chemin non frayé était souvent abrupt et difficile ; mais les chevaux montaient d’un pas ferme. Au bout de quelques heures de marche, la caravane atteignit une cabane de pacage qui s’élevait sur le bord d’un lac, au pied du Halling-Karvem. Cette cabane était située au-dessus de la région des bouleaux, et ses environs présentaient l’aspect caractéristique des pays montagneux : mais ses sentiers, qu’arrosait sans cesse la neige provenant des montagnes, étaient encore revêtus d’une magnifique verdure ; on y voyait des bestiaux de toutes couleurs. Les ruisseaux, comme des ceintures d’argent, serpentaient entre des talus verdoyants et de noirs rochers. Le soleil brillait maintenant de tout son éclat, et les voyageurs se félicitaient l’un l’autre de cet heureux présage qui pouvait faire espérer un beau voyage.

On fit halle auprès de la cabane afin de déjeuner : les mets qui composaient le repas étaient simples mais fortifiants. On mit devant chaque voyageur une assiette contenant un morceau de pâte mince, que l’on coupe en morceaux et que l’on fait frire, et un teau de farine de seigle ; on mit aussi sur la table de grandes mottes de beurre de forme carrée ainsi qu’un plat d’excellent poisson de montagne. Un pot rempli de bière forte de Hardanger complétait le repas, que servait une jeune fille aux cheveux blonds, en camisole de peau jaune clair, en jupon noir à plis ; un mouchoir rouge s’enroulait autour de son cou. Sa figure était jolie et respirait l’innocence : jamais idylle n’en avait donné une semblable à sa bergère ; sa conversation était pleine de gaîté et de simplicité.

Lorsqu’ils eurent déjeuné, les voyageurs se remirent en route. Du sommet de l’Uste, on pouvait voir deux grandes chaînes de montagnes, dont les arêtes ondoyantes gagnaient la région des neiges : c’était le Halling-Jokulen.

La caravane gravissait avec lenteur le mont Bar. La végétation disparut peu à peu ; la roche dénudée n’était plus couverte que d’une sorte de buissons noirâtres, alternant avec des espaces couverts de neige, dont la superficie augmentait à mesure que l’on montait. Ces lieux avaient dans leur aspect quelque chose de froid et de sinistre, qui produisait une impression inexplicable ; et ce spectacle sauvage causait à Suzanne une animation singulière. Le vieux guide y contribuait aussi, en lui faisant, tandis qu’on avançait au milieu de ces montagnes solitaires, une foule de récits sur les « habitants du monde souterrain », qu’il représentait comme des sorciers, petits, laids, pâles ou bleuâtres, dont la forme ressemblait à celle des hommes qui étaient habillés de gris et coiffés de chapeaux noirs. Comme aux bords du Rhin autrefois ! comme dans les montagnes du Harz et de la Bohême, la croyance aux nains, aux sorciers, aux gnomes mineurs qui explorent les entrailles de la terre, pénètrent au profond des roches et des montagnes pour y chercher l’or brillant et les flambantes escarboucles, est très vivante en Norvège, surtout dans la région des hautes cimes. Le vieillard ne tarissait pas sur ce chapitre, et ne parlait de ces êtres mystérieux qu’avec la conviction la plus absolue.

Souvent, disait le guide, ils entraînent les hommes dans leurs demeures souterraines, et, là, ils les mettent à mort. Si l’on parvient à sortir en vie de leurs mains, on reste imbécile et mélancolique jusqu’à la fin de ses jours. Ils persécutent certaines personnes, ils en protègent d’autres auxquelles ils font avoir des terres et de la fortune.

Le guide était entièrement persuadé de l’existence de ces sorciers, et il affirmait qu’un jour il avait vu dans les montagnes un homme s’enfoncer rapidement sous terre. Un de ses amis avait vu dans la forêt un enclos avec une maison, des habitants et des bestiaux, qui avaient disparu à son approche.

Comme Harald manifestait du doute et souriait, le vieux guide reprit avec ardeur :

La Bible dit que tous ceux qui sont dans le ciel, sur la terre et sous la terre, plieront les genoux devant l’Éternel : ces derniers sont-ils autre chose que les habitants du monde souterrain ? Prends garde, continua-t-il en riant et en lançant un regard malin du côté de Suzanne ; prends garde à toi, lorsque tombera le crépuscule ; car c’est l’instant où ils viennent faire le sabbat. Ils ont un goût très prononcé pour les jeunes filles, qu’ils attirent volontiers dans leurs cavernes souterraines. Prends garde à toi ; car, s’il leur arrivait de t’emmener, tu ne reverrais jamais le soleil ni le ciel serein du bon Dieu. Et, crois-moi, ce n’est pas amusant de demeurer avec des sorciers et les gnomes qui habitent sous terre !

Suzanne frissonna malgré elle en entendant cette plaisanterie. Son regard parcourut rapidement les sauvages rochers qui l’entouraient et que le guide disait être des démons, des géants, des géantes pétrifiés. Harald s’aperçut de l’impression que ces récits avaient faite sur Suzanne : lui, qui s’était bien souvent amusé à effrayer son imagination, devint maintenant la raison même et fit briller sa clarté devant Suzanne, au milieu des épaisses ténèbres de la superstition. Le voyage, en effet, paraissait plus difficile qu’on ne l’avait cru : des dangers pouvaient survenir, et il importait, en présence de telles ou telles éventualités le sang-froid était fort nécessaire, qu’aucun des membres de la petite caravane n’eût l’esprit impressionné et frappé plus que de raison par de sombres récits et d’inquiétantes légendes.

La solitude devenait à tout moment plus grande. Toute cette contrée montagneuse est parsemée de blocs de rochers de dimensions diverses, dont les voyageurs se servent comme de points indicateurs de la route, sans lesquels on ne pourrait se garder de s’égarer. C’est pourquoi l’on a mis des tas de pierres sur les plus gros blocs, dans la direction de la route. Si l’une de ces pierres vient à tomber, le voyageur qui passe se fait un devoir sacré de la remettre en place.

Cependant, lorsque le temps est sombre ou qu’il fait du brouillard, ces indications bienveillantes deviennent presque inutiles, et le voyage est des plus dangereux. On se perd très facilement ; on meurt gelé dans ce désert de glace, ou l’on est enseveli sous des amas de neige. Le peuple s’imagine que l’esprit de ceux qui ont eu une telle mort revient dans les sinistres défilés des montagnes. Le guide indiqua du doigt un endroit, au bord du chemin, l’on avait trouvé les cadavres de deux marchands qui avaient été surpris en automne, dans les montagnes, par une tempête de neige et qui y étaient morts.

Des pensées inquiètes commencèrent à s’emparer de l’esprit de Suzanne. Il n’y avait cependant, du moins on pouvait continuer à le croire, aucun malheur à redouter : le temps était splendide, et le voyage s’effectuait, non sans fatigue, mais sans dangers actuels ; on continua à marcher sans s’arrêter jusque vers le soir. Comme il n’était pas possible d’atteindre avant la nuit le pacage suivant, il fallut faire halte en un lieu nommé Monsbuheja, parce qu’il s’y trouvait de l’herbe pour les chevaux. La caravane y arriva heureusement avant le coucher du soleil. Il y avait ici une grotte due à la collaboration de la nature et des hommes, qui avaient roulé de grandes pierres autour de son entrée. Les murs étaient tapissés de mousse et décorés de bois de rennes qu’on avait introduits dans les fissures de la montagne. Suzanne eut vite fait d’improviser, avec des valises, des manteaux et des châles, un lit de repos pour Mme Astrid.

Cependant Harald et les serviteurs avaient pris soin des chevaux et s’étaient occupés de chercher du bois pour la nuit. À quelques centaines de pas de la grotte, une rivière coulait entre des bords couverts de glace. Sur la rive des ruisseaux formés par la fonte des neiges, on trouvait des racines de genévriers pourris et de la fougère desséchée : on ramassa tout cela et on l’apporta à l’entrée de la grotte, au lieu où l’on voulait allumer le feu pour la nuit.

Pendant que l’on prenait ces dispositions, Suzanne gravit un petit monticule voisin de la grotte et vit le soleil se coucher derrière le Hallgin-Jokulen. C’était comme un globe de feu rouge sur le bord de l’immense montagne de neige, et qui nuançait de belles teintes rouges, jaunes, bleues, les nuages et les plaines de neige au-dessous. C’était un spectacle admirable, que la plume ne saurait décrire, et dont l’incomparable magnificence ne peut être bien comprise que par ceux qui l’ont vu !...

Dieu ! que c’est grand et beau ! s’écria Suzanne involontairement, en s’inclinant, les mains serrées contre sa poitrine, comme si elle avait voulu adorer l’astre qui descendait.

Oui, c’est grand et beau ! répéta un écho.

Suzanne se retourna ; elle vit Harald debout à ses côtés. Ils étaient tous deux, seuls, éclairés par le soleil couchant, animés des mêmes sentiments, des mêmes pensées d’adoration brûlante dans un désert solitaire et glacé. Suzanne ne put résister à la grave et profonde émotion qui envahissait son cœur. Elle tendit la main à Harald, et son regard humide de larmes semblait lui dire ; « Paix, la paix ! » Il semblait à Suzanne que c’était là un adieu, mais un adieu plein de tendresse. Elle aurait voulu en cet instant pouvoir serrer le monde entier contre son cœur. Elle se sentait supérieure à toute dispute, à toute irritation, à toutes les petites choses. Cet auguste spectacle avait réveillé en elle quelque chose d’auguste aussi, et son visage rayonnait d’une belle et douce gloire.

Harald, lui, ne paraissait nullement songer à des adieux ; il gardait la main de Suzanne et était sur le point de parler, lorsque celle-ci retira vivement sa main, mais non sans toutefois manifester de mécontentement, et dit : Il faut maintenant penser au souper.

Le feu qu’on avait allumé flambait joyeusement devant Suzanne, et la lune sortait d’une rose nuée. Avec des tablettes de bouillon et du riz cuit à l’avance, Suzanne fit une soupe délicieuse ; puis elle fit réchauffer des tranches de veau rôti. Elle fit, en attendant, une distribution de pain, de fromage et d’eau-de-vie aux hommes de service, et s’occupa surtout du vieux guide. Harald la laissait faire, sans l’aider en quoi que ce soit. Assis sur un rocher, à quelques pas de là, appuyé sur son fusil, il regardait la bonne et joyeuse figure de Suzanne éclairée par le feu, ses mouvements pleins de vigueur, l’adresse qu’elle montrait dans tout ce qu’elle entreprenait. Il pensait au cœur généreux de Suzanne, à sa franchise, à son activité au travail, aux soirées de l’hiver précédent, pendant lesquelles il lui faisait la lecture ou des récits, à la façon dont elle l’écoutait, aux sentiments qu’elle éprouvait alors.

Soudain, il lui parut que l’idéal de la vie, cet idéal d’une vie heureuse qui pendant des années avait plané devant son esprit, était là près de lui, près du feu de nuit qui l’éclairait. Il se voyait propriétaire d’une terre qu’il avait améliorée selon la méthode d’Oberlin, entouré de serviteurs et de voisins, au bonheur desquels il avait contribué pour une grande part ; il se voyait chez lui, à l’époque de l’année le plus difficile à passer, une longue soirée d’hiver, et il ne s’ennuyait point, car il était comme autrefois avec Suzanne. Pas tout à fait comme autrefois, pourtant, car sa chaise était plus près de celle de Suzanne qui était maintenant sa femme ; il lui faisait de nouveau la lecture, jouissait du vif intérêt que cette lecture excitait chez elle. Par moments ses regards reposaient sur Suzanne et sur l’enfant couché dans le berceau placé à leurs pieds, et Suzanne le regardait comme elle l’avait regardé tout à l’heure sur la montagne lorsque le soleil se couchait. Les flammes, qu’il voyait danser sur la neige, devenaient dans son esprit celles de son foyer ; sa femme exerçait gaiement l’hospitalité, répandait autour d’elle le bonheur et la paix.

Qu’importe un esprit de culture plus parfaite, pensait Harald ; y a-t-il rien de comparable au cœur, à l’âme, à la capacité de Suzanne ?

Il ne pouvait la quitter des yeux, chaque instant la rendait plus belle, car le délicieux enchantement de l’amour s’était emparé de son cœur.

Le souper étant prêt, Harald fut invité à y prendre part. Il n’est pas surprenant que, après une fatigante journée de marche et les réflexions qu’il venait de faire, Harald trouvât ce repas délicieux et d’un goût parfait. Suzanne seule y manquait. Elle était dans la grotte, à genoux devant sa maîtresse, tenant en mains une assiette de potage et comptant, avec une joie manifeste, les cuillerées que Mme Astrid portait à sa bouche.

Voilà le meilleur potage que j’ai jamais mangé, dit celle-ci lorsque l’assiette fut vide. Il faut avouer, Suzanne, que tu es bien habile !

Lorsque Suzanne quitta la grotte, les yeux de Harald lui souhaitèrent la bienvenue en parlant un langage bien propre à émouvoir, et particulièrement irrésistible pour un cœur ayant soif d’affection comme celui de Suzanne.

On se disposa à passer la nuit ; elle paraissait devoir être froide. Les paysans se couchèrent autour du feu ! Mme Astrid invita Harald à entrer dans la grotte où l’on était abrité contre l’air froid de la nuit, mais Harald voulut faire sentinelle au dehors, et il s’assit auprès du feu après s’être enveloppé de son manteau.

Suzanne se coucha doucement aux pieds de Mme Astrid afin de les tenir chauds. Il lui semblait, tandis que ses paupières étaient fermées, voir planer d’étranges figures, figures de neige et de glace, qui paraissaient vouloir s’approcher d’elle ; mais des regards d’affection les faisaient fondre comme par enchantement. Le soleil brillait dans toute sa splendeur ; des sentiments ineffables de bonheur fleurissaient en son âme renouvelée. C’est ainsi que Suzanne s’endormit. Un nouveau tableau se présenta alors à sa vue. Elle était de retour dans la vallée de Semb, sur la rive du fleuve, et fixait l’autre rive avec un étonnement craintif. Une forme blanche et vaporeuse se distinguait entre les sombres sapins et se dessinait de plus en plus nettement. Lorsque cette forme eut atteint la rive du fleuve, Suzanne s’aperçut que c’était un enfant et elle reconnut Hulda. Mais elle était d’une pâleur mortelle ; des larmes coulaient le long de ses joues, et elle tendait ses petits bras vers Suzanne en l’appelant. Celle-ci voulut se précipiter dans les flots, mais elle ne put faire ce qu’elle désirait. Une puissance invisible l’empêchait de se mouvoir. Comme elle cherchait avec une inexprimable angoisse à se dégager, elle vit que c’était Harald qui la retenait ; il avait un aspect si froid et si sévère que Suzanne éprouvait pour lui à la fois de l’amour et de la haine. La voix d’enfant l’appela encore une fois avec angoisse, et Suzanne vit sa petite sœur disparaître au milieu des pierres du rivage et être submergée par les flots.

Suzanne se réveilla avec un morne désespoir ; elle se leva en hâte. Une sueur froide inondait son front ; elle promena autour d’elle des regards égarés. La grotte s’arrondissait d’une façon sinistre sur sa tête, et le feu du dehors teignait de lueurs rougeâtres ses parois aux ornements fantastiques. Suzanne quitta doucement la grotte ; elle avait besoin de voir le ciel, les étoiles, et de respirer l’air frais de la nuit pour se débarrasser de l’angoisse son rêve l’avait plongée. Mais elle n’aperçut pas une étoile ; le ciel était chargé de nuages gris, et les pâles rayons de la lune qui les traversaient répandaient une lugubre lumière sur cette contrée désolée, sur ses sombres et laides figures. Le feu qui tombait lançait par moments des flammes rouges. Les paysans dormaient à l’entour d’un lourd sommeil. Harald ne se trouvait pas parmi eux et Suzanne s’en réjouit.

Pour se distraire de l’impression douloureuse qu’elle avait ressentie, Suzanne prit une cruche et descendit vers le fleuve afin d’y puiser de l’eau pour le déjeuner du lendemain. Chemin faisant, elle aperçut Harald qui, son fusil sur l’épaule, allait et venait à quelques pas de la grotte. Suzanne descendit sans en être vue vers le fleuve et remplit sa cruche d’une eau mêlée de neige. Cet exercice la calma un peu, mais cette course solitaire n’était guère de nature à soulager son esprit. La scène était d’une tristesse incomparable ; au monotone murmure des ruisseaux de neige venaient par moments se joindre des coups de vent, qui semblaient de gigantesques soupirs et traversaient le désert en sifflant de la manière la plus mélancolique. Suzanne s’assit un moment au pied d’un rocher. La lune demeurait voilée, presque constamment, par le gris ouaté des nuages qui se mouvaient sur le ciel, mais dont les flocons aériens, comme chargés de neige, laissaient filtrer, en la tamisant, la lueur blême de l’astre.

Il était alors minuit, un silence profond régnait dans la montagne. Suzanne ne pouvait se débarrasser du souvenir de son rêve ; son regard croyait rencontrer en tout lieu l’image de sa petite sœur mourante. Peut-être ce rêve était-il un avertissement du ciel : peut-être devait-elle périr dans ce désert, et alors que deviendrait la petite Hulda ? Le manque de soins et la misère la jetteraient peut-être sur les rudes pierres de l’existence ! les vagues du malheur passeraient sur elle. Suzanne était en proie à ces pensées lorsqu’elle fut surprise par Harald. Il vit qu’elle avait pleuré et lui demanda d’une voix si affectueuse que Suzanne en fut touchée :

D’où vous vient cette anxiété ? Êtes-vous inquiète, ou avez-vous quelque sujet de tristesse ? Ah ! parlez-moi avec franchise ainsi qu’à un ami, je ne puis supporter de vous voir en cet état.

J’ai fait un mauvais rêve, répondit Suzanne en essuyant une larme et en se levant. Ce qui nous environne est si laid et si triste que l’on pense aux choses les plus sombres et les plus pénibles. Mais, ajouta-t-elle d’une voix plus gaie, il faut secouer de telles pensées. Elles s’évanouiront lorsque le jour aura paru. Nous sommes maintenant à l’heure des ténèbres, à l’heure où règnent les habitants du monde souterrain, Suzanne essaya de sourire.

Mais, reprit-elle, et le sourire se changea soudain en une expression de terreur, tandis qu’elle se rapprochait involontairement de Harald, qu’est-ce que cela ?

Un faible piétinement accompagné d’un sifflement se fit entendre dans l’air, et en même temps une masse, semblable à un nuage gris, passa rapidement vers le nord sur la plaine de neige et se rapprocha du lieu où se trouvaient Suzanne et Harald. À la faible lueur de la lune, Suzanne crut voir de hideuses figures ornées de cornes et de griffes s’agiter, se mouvoir, et ces mots étaient sur le point de s’échapper de sa bouche : « Les habitants du monde souterrain ! »

C’est une bande de rennes, dit en souriant Harald comme s’il eût deviné les pensées de Suzanne.

Et il s’avança de quelques pas. Il se saisit machinalement de son fusil ; mais au même instant les rennes partirent dans une autre direction et gagnèrent l’est avec une sauvage rapidité. Le vent s’éleva et un coup retentissant se répercuta à travers la plaine couverte de neige.

Comme tout cela est sinistre ! dit Suzanne en frissonnant.

Demain soir, reprit Harald pour lui donner courage, nous arriverons au pacage de Storlie, qui est au-dessous de la région des neiges. Nous trouverons là une forêt de bouleaux encore verte, des êtres humains pleins de cordialité et un excellent gîte. Le jour suivant, nous aurons à faire un peu de mauvais chemin, mais il nous présentera des scènes d’une nature si grandiose que la fatigue vous semblera bien peu de chose en comparaison du plaisir dont vous jouirez, car le beau y dépasse de beaucoup le terrible. L’endroit entre les pacages du Grand-Storlie et Tverlie, où le sauvage Liera se précipite furieux de la Haute-Montagne, avec un bruit semblable à l’éclat du tonnerre, et bondit par-dessus de gigantesques rochers, à travers des forêts, pour lutter avec son terrible rival, le Björöja : cet endroit dépasse en sauvage grandeur tout ce qu’on peut imaginer.

C’est ainsi que parla Harald pour dissiper la tristesse de Suzanne, mais elle l’écoutait distraitement, et dit comme si elle se parlait à elle-même :

Si j’étais là seulement, plus loin encore, puis...

Puis, répéta Harald... que voulez-vous dire ?

Auprès de ma petite Hulda ! ajouta Suzanne avec un profond soupir.

Quoi, Suzanne ? Songez-vous à nous quitter ? Haïssez-vous à ce point la Norvège ?

Non, non... bien loin de là. Mais on ne peut servir deux maîtres, je le vois bien maintenant. Hulda m’appelle, je n’aurai aucune tranquillité que je ne sois de retour auprès d’elle, et je ne la quitterai plus jamais. J’ai rêvé d’elle cette nuit, elle était pâle, si pâle... Hélas ! Mais vous pâlissez, vous aussi, continua Suzanne en regardant Harald d’un air consterné ; seriez-vous indisposé ?

Peut-être est-ce le clair de lune qui me teint les joues en gris, répondit Harald d’un ton badin.

Tout en causant, ils avaient atteint la grotte : Harald ranima le feu qui commençait à s’éteindre, en y jetant du bois. Suzanne rentra sans bruit dans la grotte et reprit sa place aux pieds de sa maîtresse, mais elle resta longtemps sans pouvoir s’endormir de nouveau et son sommeil fut agité.

Elle fut réveillée par un bruit très fort et semblable à un rugissement. Une pâle lumière entrait dans la grotte ; elle entendit la voix de Harald qui disait très haut :

Il faut nous disposer au départ, si nous voulons atteindre le gîte le plus tôt possible. La journée sera dure !

Suzanne tourna ses regards vers Mme Astrid et vit qu’elle était déjà prête ; elle se leva en toute hâte, désolée d’avoir été si lente ; elle en fut d’autant plus active à préparer le déjeuner.

Un ouragan s’était levé après minuit et faisait entrevoir à nos voyageurs une journée fort peu agréable. Le fleuve et les ruisseaux mugissaient avec violence, un grand fracas retentissait dans les montagnes. Le vent tomba cependant dans la matinée, mais Harald jetait plus d’une fois un œil inquiet vers les sombres nuages dont l’épaisseur croissait au-dessus de leurs têtes. Suzanne le vit souvent fixer un regard interrogateur sur le guide qui hochait alors sa tête grise. On devinait, à son air soucieux, au laconisme de ses réponses lorsqu’on tentait de l’interroger, qu’il n’était pas sans préoccupations, sans inquiétudes même, mais ne voulait pas les laisser paraître. Il devait croire à un danger, sans l’estimer cependant certain, à plus forte raison sans le juger immédiat. En conséquence, tout en hâtant le plus possible la marche des voyageurs, il s’efforçait de ne pas les effrayer par des paroles trop graves ou trop claires.

Pendant toute la matinée on continua à monter dans la région de l’hiver et les espaces couverts de neige étaient de plus en plus vastes à mesure que l’on montait. Pas un être vivant ne se faisait voir dans le désert ; on distinguait seulement des traces de rennes ; çà et là, sur la neige, on voyait quelques mouches profondément engourdies. Le vent se calma heureusement de plus en plus et faisait sentir, par courtes bouffées, seulement son haleine glacée ; mais on entendait des détonations semblables à des coups de tonnerre. Elles provenaient de ces fragments gigantesques de rochers ou de pierres, qui se détachent et se précipitent des montagnes dans ce pays, pendant les ouragans ou même après qu’ils ont cessé. Les paysans racontèrent maintes histoires de maisons et de gens écrasés sous ces blocs.

La route devenait à tout moment plus difficile ; il fallait souvent traverser à gué des fleuves impétueux, franchir des ponts de neige, au-dessous desquels les courants s’étaient frayé un passage. Harald, dont la hardiesse égalait la prudence, détournait souvent, au péril de ses jours, tous les périls qui menaçaient Mme Astrid et Suzanne.

On arriva dans l’après-midi au sommet le plus élevé de la chaîne. Là, deux grands monuments se dressaient auprès d’un petit lac que l’on nomme le Lac de Partage, lac que recouvrait une couche de glace qui, même au plus fort de l’été, ne fondait jamais. Les ruisseaux prenaient leur course vers l’ouest, et les chemins commençaient à descendre. Deux montagnes élevées, le Vasfjerns, l’Ishaugen et plusieurs autres monts couverts de neige, très hauts, se montraient à l’horizon.

Le vent avait à peu près cessé, mais la neige commençait à tomber en épais flocons ; des nuages épais et d’une lourdeur de plomb s’abaissaient sur la tête des voyageurs.

Dépêchons-nous, dépêchons-nous ! s’écria le vieux guide en regardant d’un coup d’œil inquiet le cortège qui le suivait, car nous pourrions être enfermés par les neiges dans la montagne, ce qui faillit arriver du temps de feu la reine Marguerite, lorsque...

Il n’acheva pas : son cheval heurta contre un roc et tomba ; la tête du vieillard vint frapper violemment contre une pierre, et il demeura étendu sans connaissance. Un temps assez grand s’écoula avant qu’on pût le rappeler à la vie. Le choc avait été si rude, et le vieillard était si étourdi par la chute, que l’on ne pouvait plus songer à s’en servir pour guide. Il fallut le placer sur le cheval sur lequel était son petit-fils, qui en prit soin avec la plus grande tendresse. Harald chevauchait maintenant en avant, et chaque minute rendait plus difficiles ses fonctions de guide. La neige tombait avec une effrayante rapidité, et si épaisse qu’Harald ne pouvait distinguer avec certitude les pierres indicatrices de la route, l’unique branche de salut qui restât à nos voyageurs. Il fallait souvent faire maints tours et détours pour regagner le bon chemin. On arriva pourtant heureusement au pacage de Björör, charmante chaumière abandonnée aux bords du large et rapide Björöia.

On y fit halte pour délibérer. Le fleuve était tellement gonflé et d’une telle impétuosité que nos voyageurs reconnurent bientôt qu’il était impossible de le traverser. Le vieux guide donna le conseil de faire un détour afin de gagner un endroit où l’on pût le franchir sans danger ; l’endroit le plus favorable était près du pacage de Storlie et du grand torrent de même nom, qu’on entendait d’ordinaire à la distance d’un demi-mille. Ce détour allongeait la route de plus d’un mille ; mais quelle autre ressource ? Continuer le voyage par un pareil temps présentait un danger extrême ; il y en avait plus encore à demeurer dans ce désert, où la neige atteint souvent plusieurs mètres d’élévation. Le vieux guide se décida en faveur de ce dernier parti, car il ne pouvait plus se tenir à cheval. Il demanda de rester dans la chaumière, avec les vivres nécessaires à un séjour de plusieurs jours, au bout desquels il espérait que la neige cesserait de tomber et serait suivie du dégel. Il demandait à rester seul ; mais son petit-fils dit avec fermeté qu’il ne voulait pas abandonner son vieux grand-père. Tous l’approuvèrent : on lui donna en hâte les objets nécessaires dans cette solitude d’hiver, ainsi que du fourrage pour leurs chevaux, que l’on conduisit dans la chaumière.

Suzanne pansa la tête du vieillard avec une tendresse filiale ; il lui en coûtait beaucoup de l’abandonner eu ce lieu.

Et si le dégel n’arrive pas ? disait-elle ; si la neige et l’hiver continuent, tu mourras ici gelé.

C’est arrivé à des hommes d’une condition bien au-dessus de la mienne, répondit le vieux guide. Au surplus, on ne meurt pas deux fois, et Dieu est aussi chez lui dans un désert. Quiconque récite dévotement son Pater n’a rien à redouter du monde souterrain. Qu’importe ce qui peut m’arriver ! j’ai passé mon menteur temps. Je m’attriste seulement en songeant à ce jeune garçon. Pense à lui lorsque tu te trouveras parmi les hommes.

Suzanne était émue. Elle mit un baiser lilial sur le front du vieillard, et une larme roula de sa joue sur la sienne. Le guide la regarda avec affection et attendrissement :

Que l’ange de Dieu t’accompagne ! cria-t-il à Suzanne lorsqu’elle sortit de la chaumière pour rejoindre ses compagnons.

La petite caravane reprit sa marche et avança sur des champs couverts de neige, des roches dénudées, des marais à moitié dégelés. Les chevaux enfonçaient jusqu’aux genoux dans la neige ; ils avançaient lentement et il fallait les y forcer. Le jour devenait à tout moment plus sombre. Tous se taisaient. On marcha ainsi pendant une heure.

Soudain un cri étouffé, poussé par Mme Astrid, interrompit ce lugubre silence ; et Suzanne aperçut le cheval de Harald immobile, mais sans cavalier... Harald, pris d’un étourdissement, était tombé à côté de son cheval. Il assurait, malgré la violence de sa chute, que ce n’était rien, et, aidé des deux paysans, il fit plusieurs tentatives pour remonter en selle ; mais ce fut en vain ; son épaule, qui avait porté dans sa chute, le faisait terriblement souffrir. Il ne pouvait plus soutenir sa tête que la fièvre commençait à troubler. À genoux dans la neige, il inclina son front brûlant contre un rocher.

Il y eut un moment de terrible silence. Les hommes et les animaux étaient immobiles et comme pétrifiés, tandis que la neige qui tombait sur eux menaçait de les ensevelir. De tous côtés les crêtes et les pentes s’effaçaient dans une ombre croissante ; du ciel opaque, qui semblait se confondre avec les montagnes obscurcies ; la neige descendait sans interruption, épaisse, dense, fourmillant dans l’air, voilant tout horizon, noyant toute chose sous la silencieuse avalanche de ses flocons.

Alors une voix claire et animée cria :

J’aperçois là-bas un banc de rocher ; il nous abritera contre la neige ; il faut y porter Harald.

Et Suzanne le souleva, lui prit le bras, tandis qu’elle envoyait devant l’un des paysans pour tracer un chemin dans la neige. À quarante pas, en effet, de l’endroit où l’on avait fait halte, se trouvait un banc de roche voûté sous lequel on pouvait trouver un abri contre la neige, qui formait tout autour comme des remparts.

Appuyez-vous sur moi... davantage... Ne craignez rien, je suis forte ! disait Suzanne en passant son bras autour de la taille de Harald.

Il se laissait conduire ainsi qu’un enfant ; il n’avait guère la connaissance de lui-même, mais il ressentait une vive joie à s’abandonner ainsi à la direction de la jeune fille, dont la voix était si douce. Harald fut placé aussi commodément qu’il était possible sous le banc de roche protecteur, et Suzanne retira le châle qu’elle portait sous sa pelisse pour lui faire un oreiller.

Ah ! que cela fait de bien ! dit-il tout bas et en serrant la main de Suzanne.

Celle-ci retourna ensuite auprès de sa maîtresse.

Suzanne, dit Mme Astrid, je voudrais bien, moi aussi, être là-bas ; on doit y être plus tranquille. Mais je suis tellement roide qu’il m’est à peine possible de faire un mouvement.

Suzanne fit descendre Mme Astrid de cheval ; elle la soutint et la mena sous l’abri où se trouvait déjà Harald. La température y était comparativement douce ; la montagne et les remparts de neige le protégeaient contre les vents froids. Suzanne y plaça sa maîtresse, presque roidie de froid et de fatigue : elle aussi était glacée et à bout de forces ; mais l’amour et une volonté ferme ne peuvent-ils pas faire naître des prodiges ? Suzanne frotta les membres de sa maîtresse, les réchauffa contre son sein que l’émotion agitait. Elle parvint à lui faire boire quelques gouttes de vin, puis elle prépara pour les lèvres desséchées de Harald un mélange d’eau et de vin et noua autour du front malade un mouchoir de poche trempé dans la neige ; puis elle l’enveloppa, ainsi que Mme Astrid, de manteaux et d’autres vêtements, qui devaient les préserver du froid. Suzanne resta ensuite un instant silencieuse, regardant sa maîtresse et Harald d’un œil perçant et grave et réfléchissant aux moyens de les sauver.

Harald s’était soulevé en s’appuyant sur son bras sain, et il regardait devant lui, avec la douleur qu’éprouve une nature virile lorsqu’elle est obligée de renoncer à l’un de ses plus nobles penchants, celui qui la porte à venir en aide aux faibles, à ceux qui sont confiés à sa protection. Une larme c’était la première que Suzanne lui avait vu verser descendait le long de sa joue. Mme Astrid leva avec tristesse les yeux vers la voûte qui ressemblait à celle d’un tombeau, tandis que ceux de Suzanne devenaient de plus en plus brillants.

Écoutez ! dit-elle en prêtant l’oreille, écoutez !

Mme Astrid et Harald la regardèrent avec étonnement.

J’entends, dit Suzanne, un bruit semblable à celui d’une grande chute d’eau.

C’est celle du torrent de Storlie ! s’écria Harald un moment ranimé ; mais à quoi bon, ajouta-t-il en retombant avec découragement, nous en sommes éloignés d’un demi-mille et ne pouvons l’atteindre.

Nous y arriverons, il le faut ! dit Suzanne d’une voix ferme et convaincue. Courage, courage, chère Madame ; soyez sans crainte, monsieur Harald. Nous y arriverons, nous serons sauvés.

Comment le pouvons-nous ? reprit Harald ; notre jeune guide est un sot, il n’atteindra jamais le torrent...

J’y arriverai, moi, soyez-en certain ! s’écria Suzanne, je reviendrai avec du monde et des secours. Indiquez-moi seulement les marques qui m’aideront à reconnaître le bon chemin. Elles suffiront, avec le bruit du torrent de Storlie.

Ce serait inutile, vous péririez exposée seule au froid et aux tourbillons de neige.

Je ne périrai pas, je suis vigoureuse. Si vous refusez de m’indiquer le chemin, vous ne pourrez du moins m’empêcher de le chercher.

Lorsque Harald vit que la résolution de Suzanne était aussi nettement arrêtée et que son ton inspiré lui eût donné une sorte de confiance, il tenta de lui dépeindre les objets qui devaient la diriger, c’est-à-dire les montagnes et les rochers que cette nuit neigeuse l’empêcherait d’ailleurs sans doute de distinguer.

Suzanne l’écouta avec une profonde attention et s’écria ensuite :

C’est bien, je saurai retrouver ma route. Que Dieu vous protège ! Je reviendrai bientôt avec du secours !

Lorsque Suzanne se retrouva en plein air, elle vit le paysan qui cherchait dans l’eau-de-vie une consolation aux angoisses et aux fatigues de la route, et les chevaux plongés dans une sorte de torpeur. Elle invita le paysan à s’occuper des chevaux, l’exhorta énergiquement avec des menaces et des promesses de récompense à veiller sur leurs maîtres et à prendre soin d’eux. Suzanne donna elle-même à son cheval du fourrage et de l’eau, le flatta de la main, lui adressa des paroles amicales et encourageantes, puis elle le monta pour commencer sa course solitaire. Mais elle eut beaucoup de peine à séparer son cheval des autres ; après avoir fait vingt pas en avant, il s’arrêta et voulut rebrousser chemin vers eux ; il recommença cette manœuvre plusieurs fois. À la fin, ni les coups ni la parole n’eurent d’influence sur lui ; il refusait d’obéir. Suzanne descendit alors. Quelques larmes tombèrent de ses yeux lorsqu’elle vit que sa monture l’abandonnait. Elle leva en suppliant les mains vers Celui qui la voyait seule et sans aide, puis elle continua la route à pied.

Le chemin qu’elle avait à parcourir n’était certes pas long, mais sa longueur était la moindre des difficultés qu’il y eût à surmonter ; quiconque eût vu Suzanne s’efforcer d’avancer dans cette neige épaisse, tantôt grimpant le long des rocs, tantôt traversant des marais dans lesquels elle avait à. chaque pas peur d’enfoncer, aurait fort admiré son courage et sa vigueur. Mais l’ange de Dieu, que le vieux guide avait appelé pour l’accompagner, semblait veiller à ses côtés : la neige en effet diminuait d’épaisseur, et de temps à l’autre la lune perçait le nuage et lui laissait voir les objets qu’Harald lui avait décrits comme indicateurs de sa route. De plus, le mugissement du torrent de Storlie parvenait à son oreille, semblable à la trompette de la résurrection. Une volonté inébranlable de surmonter les difficultés, une secrète joie de pouvoir prouver son attachement, fût-ce même au prix de sa vie, hâtait ses pas et soutenait son courage. À chaque pas des obstacles nouveaux se dressaient sur ses pas ; des blocs de pierre, des troncs d’arbre ensevelis sous la neige et que l’œil ne distinguait point, surtout par cette nuit où la lune ne luisait que par échappée, la faisaient trébucher durement. Si sa route devenait meilleure, peu à peu, à mesure qu’elle se rapprochait du torrent, ses forces diminuaient rapidement, sa peine et son angoisse semblaient grandir de minute en minute. Plusieurs fois, elle fut sur le point de défaillir.

Deux heures s’écoulèrent ainsi, au bout desquelles Suzanne finit par entendre l’eau mugir sous ses pas. Il lui semblait qu’elle allait tomber dans un abîme ; autour d’elle dominaient les ténèbres et la neige. Elle s’arrêta ; ce fut un instant d’horrible incertitude. Soudain, les nuages s’écartèrent et la pleine lune apparut dans toute sa splendeur au moment où elle allait disparaître derrière une montagne. Suzanne aperçut alors l’abîme sur le bord duquel elle se trouvait ; elle vit les larges masses du Storlie briller au clair de lune, et elle découvrit dans la vallée les cabanes du pacage.

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Mme Astrid et Harald étaient plongés dans de profondes ténèbres ; la lune était couchée, et la neige tombait à flocons épais. Ils semblaient enterrés vivants.

Mais la délivrance était proche. Des lumières brillaient ; des voix retentissaient dans ce désert de neige.

Suzanne ! crièrent à la fois Mme Astrid et Harald, Suzanne ! notre ange libérateur !

C’était Suzanne, en effet. Une torche en main, elle se précipitait sous la voûte sombre, qui étincela dans le moment comme si elle était incrustée de diamants. Quelques-uns de ces diamants étincelaient dans des regards humains.

Dieu soit loué ! vous êtes sauvés ! s’écria Suzanne. Voici des hommes bons qui viennent à notre secours ; mais il faut nous dépêcher, la neige tombe en flocons épais.

Plusieurs paysans munis de torches et de brancards arrivèrent. Mme Astrid et Harald furent déposés sur des litières et enveloppés de peaux de mouton.

Suzanne, dit Mme Astrid, viens te reposer à mes côtés.

– Non, répondit Suzanne en haussant sa torche ; j’irai devant pour vous éclairer. Ne craignez rien pour moi ; je suis forte.

Mais une sensation étrange la fit s’arrêter ; son cœur semblait cesser de battre, ses genoux chancelèrent. Elle resta encore debout un moment, tenta d’avancer, fit un pas, puis sa poitrine se comprima, et elle tomba à genoux, lâchant la torche qu’elle tenait en main et disant en elle-même : « Hulda !... ma chère Hulda ! adieu !... »

Suzanne ! grand Dieu ! s’écrièrent deux voix en même temps.

L’effroi, la terreur, rendirent leurs forces à Mme Astrid et à Harald qui s’élancèrent des brancards et entourèrent Suzanne de leurs bras. Perdant de plus en plus connaissance, celle-ci prit dans les siennes les mains de sa maîtresse et de Harald, et leur dit d’une voix douloureuse et suppliante :

Ma petite Hulda, l’orpheline... pensez à elle !

Suzanne, ma bonne et chère enfant ! s’écria Mme Astrid, il ne faut pas mourir, surtout en ce moment.

– Ô Harald ! continua Suzanne en le fixant avec une tendresse inexplicable, je ne pouvais vous rendre heureux ici-bas, je le sais : mais... je rends grâce au Ciel d’avoir permis que je mourusse pour vous. Maintenant, ne dédaignez pas mon affection...

Et prenant la main de Harald et celle de Mme Astrid, Suzanne les pressa sur son cœur, en disant d’une voix mourante :

Pardonnez-moi mes défauts en faveur de mon dévouement.

Un léger frisson parcourut son corps ; sa tête s’inclina sur sa poitrine. Suzanne, ne donnant plus signe de vie, fut déposée sur le brancard aux côtés de Mme Astrid, qui la tenait embrassée et de ses larmes inondait sa jeune et pâle figure.

 

 

 

 

 

DERNIÈRE LUTTE

 

 

Les bandes ailées s’enfuient des noires forêts ; en dessous d’elles passe l’ouragan sauvage, au-dessus les étoiles étincellent avec douceur et les invitent à venir dans le pays des palmiers.

 

(Chant d’automne, par VELHAVEN.)

 

 

On rencontre sur la terre beaucoup de chagrins et de ténèbres ; on y trouve le crime, la maladie, les longues et silencieuses douleurs, on y entend les cris du désespoir ; qui pourrait, hélas ! faire la liste de toutes les misères de l’humanité, les représenter sous leurs formes nombreuses, les prendre avec leurs tristes couleurs ? Mais, grâce au Ciel, on y trouve aussi en abondance le bien, la joie, de nobles actions, des espérances réalisées, des instants de bonheur, des dizaines d’années d’une paix croissante, des noces joyeuses, des morts pleines de calme et de sainteté.

Trois mois après la scène tragique qui clôt le chapitre précédent, on célébra, à Semb, l’une de ces belles noces le soleil de la nature et celui du cœur humain se réunissent pour créer sur la terre un paradis.

C’était en automne, par une de ces journées radieuses où le soleil encore chaud, un air pur comme le cristal, font voir la terre dans ses plus beaux atours ; la nature est semblable à la novice qui revêt ses plus belles parures un moment avant de prendre le voile et d’abandonner le monde pour toujours. Les montagnes étincelaient de leurs plus jolis jeux de lumière. Le sombre pin, les verdoyants sapins et le bouleau doré, le noisetier au pâle feuillage, le sorbier aux fruits empourprés, resplendissaient sur ces montagnes en masses de teintes diverses, cependant que le fleuve Heimdal, gonflé maintenant par les eaux célestes, se précipitait en avant avec plus de violence et d’ardeur que jamais. Des troupeaux de couleurs différentes, gras et bien portants, descendus des pacages, erraient sur les bords du fleuve. Les cloches de la chapelle résonnaient gaiement dans les airs, tandis que les paroissiens par les sentiers sinueux gagnaient la maison de Dieu.

Une flottille de bateaux pavoisés pour une fête se détacha du rivage de Semb. Dans le plus grand, sous un arc de feuillage et de fleurs, était assise Mme Astrid. À ses côtés était assis un petit ange plutôt qu’un enfant des hommes ; c’était la petite Hulda qui avait des fleurs mêlés à ses boucles blondes. Tous les regards, cependant, cherchaient le marié et la mariée : qu’ils étaient beaux tous deux, surtout parce qu’ils avaient l’air heureux ! Dans le bateau qui suivait, une petite dispute avait lieu entre une jeune femme et son mari qui voulait la couvrir d’un manteau qu’elle refusait de mettre, mais tous étaient disposés à prendre fait et cause pour le mari, qui entourait des soins les plus empressés sa jeune compagne sur le point de devenir mère. La volonté d’Alf l’emporta enfin. Les autres bateaux contenaient les invités. Les rameurs étaient tous parés de guirlandes autour de leurs chapeaux de paille jaune. Le cortège traversa ainsi le fleuve aux sons d’une musique joyeuse, pour se rendre à l’église.

C’était un édifice d’une grande simplicité, sans aucun autre ornement qu’un joli tableau d’autel ; beaucoup de fleurs et de feuillages paraient ses bancs, ses murs et son plancher.

Le sermon fut simple et touchant, le chant pur ; en un mot, aucune discordance ne vint troubler la dévotion que l’office est si propre à faire naître et à faire durer.

Les cœurs graves et fidèles de Harald et de Suzanne (car, nos lecteurs l’ont deviné, c’étaient eux les deux heureux époux) prièrent le Ciel de bénir la volonté sincère qu’ils avaient de s’aimer sur la terre dans le bonheur et dans le malheur. Le prêtre les unit devant toute l’assemblée. Un grand nombre de gens s’étaient réunis ce jour-là à l’église, et, quand la noce regagna Semb, plusieurs bateaux se joignirent aux siens et l’accompagnèrent avec des acclamations, jusque sur la rive opposée. Lorsqu’ils furent de retour à Semb, Harald conduisit sa femme auprès de la source, qui avait été le témoin de leur première querelle ; les pigeons, déployant leurs ailes brillantes comme de l’argent, voltigeaient encore au-dessus.

Harald saisit la main de Suzanne et lui dit d’un ton solennel :

Ma femme, j’ai parlé jusqu’ici en plaisantant, mais voici qu’est venu le moment d’être grave. Nos ancêtres juraient par les eaux pures du Leipter, et moi je jure par les eaux de cette source limpide que si dorénavant tu me contredis avec plus d’obstination que mon esprit ne pourra le supporter, je te forcerai à te taire de cette façon...

Les pigeons, attirés par la sympathie, vinrent se poser sur la tête et les épaules des jeunes époux. Toute querelle avait cessé.

La source semblait murmurer :

 

Un baiser a réuni deux heureux combattants.

 

Ah ! les voici ! s’écria auprès d’eux une voix joyeuse. Il n’est pas poli de quitter ses convives...

Allons, viens, Suzanne, dit Alette en interrompant gaiement son mari.

Et, prenant le bras de Suzanne toute rougissante, elle ajouta :

Viens, laissons ces égoïstes, et nous nous communiquerons ensuite l’une à l’autre ce que nous pensons d’eux.

Chère Alette ! dit Suzanne très heureuse d’avoir évité ainsi les plaisanteries de son beau-frère Lexow, que je suis contente de te voir si gaie, si bien portante, malgré cette migration dans le Nord, qui t’effrayait si fort !

Ah ! répondit Alette, un mari comme mon Lexow peut faire naître des fleurs, un été et le bonheur en n’importe quel lieu de la terre ; mais... (et le trait mélancolique reparut de nouveau sur le visage d’Alette ; elle se fit violence et continua gaiement), mais ce n’est pas maintenant l’heure de faire l’éloge de nos seigneurs qui sont à nous écouter ; c’est pourquoi (et Alette éleva la voix très haut), après avoir donné congé à mon époux, donnons au tien la leçon qu’il mérite. N’est-il pas rempli de défauts ? Entre nous soit dit, c’est un égoïste et un despote.

– Je le nie ! s’écria Harald en se précipitant devant Suzanne. Contredis-moi donc, ma femme, si tu l’oses !

Si elle l’ose ! s’écria Alette ; mais certainement elle l’osera, car tu viens de donner raison à mes paroles. C’est un despote, n’est-ce pas, Suzanne ?

En suis-je un, Suzanne ? Je soutiendrai mille fois le contraire ! Qu’en dis-tu ?

Je... ne dis rien, répondit Suzanne qui rougit et se rapprocha d’Alette ; mais je pense ce que je veux.

C’est très bien ! s’écria Harald ; tu as trouvé le moyen d’avoir toujours le dernier mot.

Aurais-tu découvert ce moyen, mon frère ? dit Lexow en riant ; je serais très heureux de le connaître.

Pourquoi ? Il ne te servirait à rien, dit Alette en tournant sa jolie tête avec une comique insolence du côté de son mari ; car mon dernier mot sera toujours différent du tien.

Comment donc ?

Mon dernier mot, ma dernière pensée sera... Alf.

Ma chère, ma chère Alette ! pourquoi cette larme ?...

Suzanne, dit Harald à l’oreille de sa femme, je veux te prévenir que mon dernier mot sera Suzanne.

Et le mien sera Harald.

Suzanne reprit le bras de Harald, et Alette celui d’Alf.

Les années s’écoulèrent, tranquilles, heureuses, mais depuis cette mémorable journée, depuis cette dernière et innocente querelle, il arriva souvent que Suzanne, debout au milieu de la bande emplumée qu’elle nourrissait, accompagnée de ses deux petits garçons aux membres robustes et aux yeux bleus et d’une jeune fille florissante, chantait d’une voix heureuse et convaincue :

 

Un peu de taquinerie n’est pas nuisible lorsqu’on s’aime. Un ciel d’orage redevient serein et s’éclaircit ; c’est ainsi que le veut la nature.

Le cœur enfermé dans sa cage est un petit animal qui prend parfois violemment son essor ! L’amour et la fidélité savent le calmer par des caresses, le calmer vite par des caresses 2.

 

 

Frederika BREMER.

 

Recueilli dans Les grands écrivains

de toutes les littératures,

2e série, tome premier, s. d.

 

 



1  Diminutif suédois de Suzanne.

2  Vers du poète suédois Geizer.

 

 

 

 

 

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