La pauvreté

 

 

                                              ODE

 

 

La voilà, dites-vous ? Quoi ! c’est la jeune fille

Dont j’admirai naguère, au sein de sa famille,

Dans leur pure fraîcheur les attraits séduisants !

Se peut-il que déjà cette fleur soit fanée,

               Et qu’en passant dix fois, l’année

               Ait vieilli ce front de seize ans ?

 

D’ordinaire à nous fuir la jeunesse est plus lente.

Quel vent funeste a donc touché la frêle plante ?

Quel froid hâtif surprit son feuillage mouillé,

Pour voir ainsi privés de leur grâce infinie

               Sa feuille crispée et jaunie,

               Et son calice dépouillé ?...

 

La Pauvreté !... Vous tous qui, chers à la Fortune,

N’avez subi jamais sa visite importune,

Son image pour vous est un rêve imparfait ;

Mais nos foyers éteints, mais nos tables désertes,

               Nos demeures aux vents ouvertes,

               Sont les moindres maux qu’elle fait !

 

La Pauvreté !... Tout meurt sous sa serre cruelle !

Cet esprit lumineux, dont la vive étincelle

Pétillait à vos yeux comme l’âtre en hiver,

S’obscurcit tout à coup, et vous laisse dans l’ombre

               Savez-vous quel nuage sombre

               Amortit ce lucide éclair ?...

 

La Pauvreté !... Ce cœur, dont l’altière noblesse

Resplendit si longtemps sans tache et sans faiblesse,

Dément-il aujourd’hui ce qu’il était hier ?

Cherchez bien le secret d’une chute si prompte,

               Et quel joug de plomb ou de honte

               A plié cet honneur si fier ?

 

La Pauvreté ! Ce mot, qui de vous sait l’entendre ?

Manquer de tous les biens qu’on avait droit d’attendre ;

Vivre jeune sans joie, aimante sans époux,

Tandis que jour et nuit l’âpre travail dévore

               Un éclat que longtemps encore

               Eût épargné le temps jaloux ;

 

Porter incessamment tout le faix de la vie ;

À ses nécessités, sans relâche asservie,

Passer de l’une à l’autre, y pourvoir tour à tour,

Comme le passereau, grain à grain, goutte à goutte,

               N’avoir pas d’heure qui ne coûte,

               De jour qu’on n’ait payé d’un jour ;

 

Obéir, sans jamais disposer de soi-même,

Au sourd bourdonnement de cette voix suprême,

Qui trouble le silence ou domine le bruit ;

Et soit qu’on ait cherché la retraite ou la foule,

               Sentir le moment qui s’écoule,

               Gâté par le moment qui suit.

 

Aux chances du malheur, las enfin d’être en butte,

Invoquer à regret, trop faible dans la lutte,

Des appuis dont peut-être on se fût tenu loin ;

Et, pour dernier fardeau, portant son propre blâme,

               Apprendre que l’orgueil de l’âme

               Fléchit sous le poids du besoin ;

 

Cela, c’est être pauvre ! – Où donc est ta justice,

Seigneur ? Qu’à tant de maux ton pouvoir compatisse !

Ou, voyant inféconds les dons de la beauté,

Ceux de l’esprit perdus, ceux de l’âme inutiles,

               Nous dirons vaines et futiles,

               Nos croyances en ta bonté !

 

Est-ce donc qu’à nos yeux la suprême puissance.

Témoigne, en prodiguant, de sa magnificence ?

De hautains courtisans, nobles voluptueux,

Ainsi de leur manteau secouaient dans l’arène

               Les perles qu’aux yeux d’une reine

               Semait leur dédain fastueux.

 

Mais toi, Seigneur ! par qui tout s’enchaîne et se classe,

Qui dus marquer à tout son lot, sa fin, sa place ;

L’ordre est ta gloire à toi, comme tous dons parfaits !

Qui donc impunément dérangea ton ouvrage ?

               Quel pouvoir malfaisant t’outrage

               En paralysant tes bienfaits ?

 

Pourquoi, parmi nos voix, tant de voix rejetées ?

Pour un fruit qui mûrit, tant de fleurs avortées ?

Tant de grains échappés à l’épi du glaneur ?

D’où vient que, sans profit, tout ce bien s’éparpille,

               Et que la main du sort gaspille

               Tant de bonheurs pour un bonheur ?

 

L’âme demande en vain, rebelle et curieuse,

Quelle est de cette loi la clef mystérieuse :

Nul effort jusque-là n’est encor parvenu !

Toujours il faut souffrir dans un but qu’on ignore,

               Vieillir en le cherchant encore,

               Et mourir sans l’avoir connu !

 

 

Amable TASTU.

 

Recueilli dans Souvenirs poétiques de l’école romantique, 1843.

 

 

 

 

 

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