Un malheur, un devoir

 

 

FRAGMENT DES « PENSÉES D’AOÛT »

 

 

Le mal, l’ambition, la ruse et le mensonge,

Faux honneur, vertu fausse, et que souvent prolonge

L’histoire ambitieuse autant que le César,

Grands et petits calculs coupés de maint hasard ;

Voilà ce qui gouverne et la ville et le monde.

Où donc sauver du bien l’arche sainte sur l’onde ?

Où sauver la semence ? En quel coin se ranger ?

Et quel sens a la vie en ce triste danger ?

Surtout le premier feu passé de la jeunesse,

Son foyer dissipé de rêve et de promesse,

Après l’expérience et le mal bien connu,

Que faire ? Où reporter son effort soutenu ?

Durant cette partie aride et monotone

Qui, bien avant l’hiver, dès le premier automne,

Commence dans la vie, et quand par pauvreté,

Malheur, faute (oh ! je sais plus d’un sort arrêté),

Tout espoir de choisir la chaste jeune fille

Et de recommencer sa seconde famille

Dont il sera le chef, à l’homme est refusé,

Où se prendre ? où guérir un cœur trop vite usé ?

En cette heure de calme, en ce lieu d’innocence,

Dans ce fond de lointain et de prochain silence,

La réponse est distincte, et je l’entends venir

Du ciel et de moi-même, et tout s’y réunir.

Oh, oui ! ce qui pour l’homme est le point véritable,

La source salutaire avec le rocher stable,

Ce qui peut l’empêcher ou bien de s’engourdir

Aux pesanteurs du corps, ou bien de s’enhardir,

S’il est grand et puissant, à l’orgueilleuse idée

Qu’il pose ensuite au monde en idole fardée

Et dans laquelle il veut à tout jamais se voir,

Ce qu’il faut, c’est à l’âme un malheur, un devoir !

 

– Un malheur (et jamais il ne tarde à s’en faire),

Un malheur bien reçu, quelque douleur sévère

Qui tire du sommeil et du desséchement,

Nous arrache aux appâts frivoles du moment,

Aux envieux retours, aux aigreurs ressenties,

Mette bas d’un seul coup tant de folles orties

Dont avant peu s’étouffe un champ dans sa longueur,

Et rouvre un bon sillon avec peine et sueur !

– Un devoir accepté, dont l’action n’appelle

Ni l’applaudissement ni le bruit après elle,

Qui ne soit que constance et sacrifice obscur,

Sacrifice du goût le plus cher, le plus pur,

Tel que l’honneur mondain jamais ne le réclame,

Mais voulu, mais réglé dans le monde de l’âme.

Et c’est ainsi qu’il faut, au ciel avant le soir,

À son cœur demander un malheur, un devoir !

 

 

Charles-Augustin SAINTE-BEUVE.

 

Recueilli dans Souvenirs poétiques de l’école romantique, 1843.

 

 

 

 

 

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