Le Cénacle

 

 

En ces jours de martyre et de gloire où la hache

Effaçait dans le sang l’impur crachat du lâche

                      Sur les plus nobles fronts ;

Où les rhéteurs d’Athène et les sages de Rome

Raillaient superbement les fils du Dieu fait homme

                      Qu’égorgeaient les Nérons ;

 

Quelques disciples saints, les soirs, dans le Cénacle

Se rassemblaient, et là parlaient du grand miracle,

                      À genoux, peu nombreux,

Mais unis, mais croyants, mais forts d’une foi d’ange :

Car des langues de feu voltigeaient, chose étrange !

                      Et se posaient sur eux.

 

Moins mauvais sont nos jours, pourtant on y blasphème,

Et des railleurs encor lancent leur anathème

                      Au dieu qui ne voit pas.

Si le poète saint, apôtre du mystère,

Descend, portant du ciel quelque chose à la terre :

                       « Où court-il de ce pas ?

 

Que nous veut ce chanteur dans sa fougue insensée ? »

Et voilà qu’un mépris fait rentrer la pensée

                      Au cœur qui la cachait,

Comme au penchant des monts l’hiver qui recommence

Suspend l’onde lancée et la cascade immense

                      Qui déjà s’épanchait.

 

Que faire alors ? se taire ? Oh ! non pas, mais poursuivre,

Mais chanter, plein d’espoir en celui qui délivre,

                      Et marcher son chemin ;

Puis les soirs quelquefois, loin des moqueurs barbares,

Entre soi converser, compter les voix trop rares

                      Et se donner la main :

 

Et là, le fort qui croit, le faible qui chancelle,

Le cœur qu’un feu nourrit, le cœur qu’une étincelle

                      Traverse par instants ;

L’âme qu’un rayon trouble et qu’une goutte enivre,

Et l’œil de chérubin qui lit comme en un livre

                      Aux soleils éclatants ;

 

Tous réunis s’entendre, et s’aimer et se dire :

« Ne désespérons point, poètes de la lyre,

                      Car le siècle est à nous. »

Il est à vous, chantez, ô voix harmonieuses ;

Et des humains bientôt les foules envieuses

                      Tomberont à genoux.

 

Parmi vous un génie a grandi sous l’orage,

Jeune et fort ; sur son front s’est imprimé l’outrage

                      En éclairs radieux ;

Mais il dépose ici son sceptre, et le repousse ;

Sa gloire sans rayons se fait aimable et douce

                      Et rit à tous les yeux.

 

Oh ! qu’il chante longtemps ! car son luth nous entraîne,

Nous rallie et nous guide, et nous tiendrons l’arène

                      Tant qu’il retentira ;

Deux ou trois tours encore, aux sons de sa trompette,

Aux éclats de sa voix, que tout un chœur répète,

                      Jéricho tombera.

 

Et toi, frappé d’abord d’un affront trop insigne,

Chantre des saints amours, divin et chaste cygne

                      Qu’on osait rejeter,

Oh ! ne dérobe plus ton cou blanc sous ton aile ;

Reprends ton vol et plane à la voûte éternelle

                      Sans qu’on t’ait vu monter.

 

Un jour plus pur va luire, et déjà c’est l’aurore ;

Poètes, à vos luths !... Pourquoi tarder encore,

                      Ô vous le plus charmant ?

Sous quels doigts merveilleux la mélodie a-t-elle

Ou tissus plus soyeux, ou plus riche dentelle,

                      Ou plus fin diamant ?

 

Fuyez des longs loisirs la molle enchanteresse ;

La gloire est là – partez – qui du regard vous presse

                      Et vous convie au jour :

Hâtez-vous ; quelle voix plus tendrement soupire,

Et mêle dans nos yeux plus de pleurs au sourire

                      Quand vous chantez l’amour ?

 

Mais un jeune homme écoute, à la tête pensive,

Au regard triste et doux, silencieux convive,

                      Debout en ces festins :

Il est poète aussi ; de sa palette ardente

Vont renaître, en nos temps, Michel-Ange avec Dante

                      Et les vieux Florentins.

 

Fraternité des arts ! union fortunée !

Soirs dont le souvenir, même après mainte année,

                      Charmera le vieillard !

Lorsqu’enfin tariront ces délices ravies

Que le sort, s’attaquant à de si chères vies,

                      Oh ! que ce soit bien tard !

 

Aura mis à son rang le grand homme qui tombe

Et fait, comme toujours, un autel de sa tombe,

                      Alors, si l’un de nous,

Le dernier, le plus humble en ces banquets sublimes,

– Car le sort trop souvent aux plus nobles victimes

                      Garde les premiers coups –

 

S’il survit, seul assis parmi ces places vides,

Lisant des jeunes gens les questions avides

                      Dans leurs yeux ingénus,

Et des siens essuyant une larme qui nage,

Il dira, tout ému des pensers du jeune âge :

                       « Je les ai bien connus ;

 

Ils étaient grands et bons. L’amère jalousie

Jamais chez eux n’arma le miel de poésie

                      De son grêle aiguillon,

Et jamais dans son cours leur gloire éblouissante

Ne brûla d’un dédain l’humble fleur pâlissante,

                      Le bluet du sillon. »

 

 

Charles-Augustin SAINTE-BEUVE.

 

Recueilli dans Souvenirs poétiques de l’école romantique, 1843.

 

 

 

 

 

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