L’Infini
Que m’importe le temps ? que m’importe le monde ?
Je parle à l’Infini ; que lui seul me réponde !
Je le vois par-delà les soleils et les jours ;
Il est plus que partout, il fut plus que toujours ;
Pour ne cesser jamais, à jamais il commence ;
L’éternelle étendue et la durée immense
Se perdent dans son être où tout est réuni ;
Il est seul, il est tout, car il est l’Infini.
Je chante, et dans son sein comme un trait je me lance ;
Les mortels à son nom se voilent en silence.
Ô Infini ! leurs regards craindraient de l’entrevoir :
L’effort de leur raison n’ose le concevoir ;
Et moi, moi qui m’élève à sa grandeur suprême,
Sans lui je ne saurais me concevoir moi-même.
Le monde inanimé, ce cadavre géant,
Sans Dieu n’est plus pour moi qu’un songe du néant :
Je sens dormir encor ma stérile pensée,
Ainsi qu’elle a dormi l’éternité passée ;
D’un nuage incertain mes esprits sont couverts,
Et j’ai besoin d’un Dieu pour croire à l’univers.
Univers, fils du temps et roi de l’étendue !
Quand forçant les ressorts de mon âme éperdue
Pour reculer ton âge et ton immensité,
Mes calculs sonderaient leur double obscurité
Jusqu’en des profondeurs aux mortels interdites,
Tu n’es pas même un flot dans la mer sans limites.
Avant la première heure, après le dernier lieu,
Je tombe épouvanté dans l’abîme d’un Dieu.
Que dis-je ? épouvanté ! n’est-ce point un blasphème ?
Dieu n’épouvante pas les cœurs justes qu’il aime :
S’il est le Dieu terrible, il est le Dieu clément,
S’irrite avec douleur et pardonne aisément.
Il soutient dans sa chute une feuille qui tombe ;
Du berceau pas à pas il nous guide à la tombe :
Sa loi stable, au milieu du tourbillon des jours,
Nous conserve la vie en nous créant toujours.
Le Seigneur se plaisait aux jeux de notre enfance :
C’est par ses propres dons que notre erreur l’offense :
Il nous a donné l’être ; espérons au Seigneur :
Le sentiment de l’être est l’instinct du bonheur.
Oui, mortels, l’Infini, c’est le Seigneur lui-même.
Ne cherchez point ailleurs un arbitre suprême,
Un Dieu vague et muet, dans sa grandeur caché,
Au timon des soleils tristement attaché ;
Préférant la vertu, mais par un froid silence
Des forfaits déchaînés nourrissant l’insolence ;
Prodiguant sans mesure et les maux et les biens.
Tel n’est point Jéhovah, l’Infini des chrétiens.
Rien n’est bon que par lui ; c’est lui seul qui ranime
Ces éclairs de vertu qui brillent dans le crime.
Unissons nos concerts aux concerts éternels ;
Il ne méprise point nos hymnes solennels ;
Il sourit aux clartés d’une gloire éphémère :
L’Iliade à sa voix germait au sein d’Homère ;
Parfois des plis brillants de son manteau d’azur
La vérité tomba dans un génie obscur.
Mais c’est l’amour surtout par qui tu te révèles,
Mon Dieu ! Vertu, raison, palmes toujours nouvelles,
Lumières de l’esprit plus pures que le jour,
Que sont tous ces trésors près d’un élan d’amour ?
Ce feu qu’Adam ravit aux yeux de sa compagne,
Je le puise à grands flots sur la sainte montagne,
Aux pieds du trône d’or où du seul innocent
L’immortelle équité savoure encore le sang.
Hélas ! si l’humble Croix n’était qu’une chimère,
Si Dieu n’eût pas dormi sur le cœur d’une mère,
Un rêve des mortels eût passé l’Infini.
Tu n’as jamais laissé le pécheur impuni,
Seigneur ; il doit venir ce jour où la prière
N’ouvrira plus pour nous la terrible barrière ;
Qui sait alors, qui sait, Dieu puissant et jaloux,
Quel sort peut nous garder ton patient courroux ?
Mais admis au bonheur par un Dieu moins sévère,
Dans l’espace mes yeux chercheraient le Calvaire :
Mon cœur regretterait le Dieu qui sut souffrir,
L’Éternel qui pour nous daigna naître et mourir.
Gaspard de PONS, Adieux poétiques, t. II, 1860.