Pensées du temps

 

 

Ô siècle impatient !... Oui, ce temps où nous sommes

N’est point le temps des longs et des savants travaux ;

Nous voulons en un jour un nom parmi les hommes :

C’est assez d’un effort pour vaincre nos rivaux.

 

La gloire à nos regards semble une loterie

Où l’on peut tout gagner avec un faible enjeu ;

Mais lorsqu’en un moment la veine s’est tarie,

Lorsque l’on a perdu quelques coups à ce jeu,

 

L’espérance s’en va ; l’illusion ravie

Dans le fond du cœur laisse un désespoir amer :

On craint d’être un comparse au drame de la vie,

Un flot errant perdu dans une vaste mer.

 

Comme l’amant se croit trompé par sa maîtresse

Pour un moins doux sourire, un moins tendre regard ;

Quand l’inspiration quelque temps le délaisse,

Le poète se plaint d’être trahi par l’art.

 

Pourquoi faut-il qu’alors votre troupe revienne,

Fantômes impuissants de ses rêves de feu ?

Vous demandez la vie à qui sent fuir la sienne,

Ingrats, sans voir que l’homme a cessé d’être Dieu !

 

Votre souffle inconstant l’abat et le relève ;

Il ressemble au roseau qui plie à tous les vents ;

Comme vous, dont l’appel le tourmente et l’achève,

Il devient presque une ombre au milieu des vivants.

 

À votre pâle foule enfin le suicide

Se mêle, et vous chassant, près de lui reste seul,

S’assied à ses repas, tel qu’un hôte homicide,

Le berce chaque nuit dans les plis d’un linceul.

 

Comme au nègre accablé du poids de l’esclavage,

Il dit : Je suis le roi d’un monde où tout est mieux.

Viens, suis-moi. Le poète écoutant ce langage,

Cède, et s’en va chercher une patrie aux cieux.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Habitez-vous Paris, Babylone des villes,

Sortez-en quelquefois : vous reviendrez meilleur.

Allez vivre un moment loin de ses cœurs serviles,

Loin de sa foule au rire incrédule et railleur.

 

Allez, si vous avez un toit héréditaire

Où des parents aimés fêtent votre retour,

Allez : retrempez-vous à cette source austère

vous avez puisé l’innocence et l’amour.

 

Dans les yeux d’une mère, ô tendresse ! tu brilles ;

Tu réjouis le front des frères ou des sœurs :

L’âme s’épanouit au souffle des familles,

Comme l’arbre au printemps reprend toutes ses fleurs.

 

L’étude doucement occupe les journées ;

On relit son Virgile au sein des bois épais,

Ou bien, près des amis de ses jeunes années,

On parle du passé, temps de joie et de paix.

 

On se laisse entraîner dans vos naïves rondes,

Enfants nés au départ qu’on trouve si grandis ;

On aime à dénouer vos chevelures blondes,

Têtes de chérubins, anges du paradis.

 

On aime vers le soir, dans les sombres allées,

Les bêlements plaintifs des agneaux égarés,

De l’Angélus lointain les dernières volées,

Et tous les bruits du soir qui meurent par degrés.

 

On promène longtemps ses vagues rêveries

Sous les cieux étoilés de leurs mondes de feu ;

On cherche à soulever ces riches draperies

Qui cachent au regard la majesté de Dieu !

 

Enfin on vient errer au fond du cimetière

Où quelque front chéri dans une tombe dort ;

Et, foulant sous ses pieds une humaine poussière,

On comprend mieux la vie, en consultant la mort.

 

Le doute n’ose pas, sur les os de nos pères,

Descendre et s’acharner, ainsi qu’un vil corbeau :

Comme la fleur qui croit dans les champs funéraires,

La foi prend bien souvent racine en un tombeau.

 

 

Hippolyte LUCAS.

 

Recueilli dans Souvenirs poétiques de l’école romantique, 1843.

 

 

 

 

www.biblisem.net