Un épisode du Déluge
À M. FÉLIX DUBIEF.
I
Le roi Nemrod ce soir donne une grande fête ;
Les roses de l’Éden couronneront sa tête ;
La lyre entonnera des hymnes éloquents ;
Les convives épars en innombrables troupes
Boiront la grappe d’or qui fume au bord des coupes
Comme l’ardente lave au sommet des volcans.
Le Tout-puissant aussi donne une grande fête.
L’éclair et l’ouragan couronneront sa tête ;
La foudre va rugir, les anges vont pleurer.
Terre ! il n’est plus pour toi d’espoir ni de refuge ;
L’Éternel pour convive a choisi le Déluge ;
Il se lève, il s’élance, il va te dévorer.
II
Dans la salle profonde où les tables se dressent
Comme un peuple assemblé les conviés se pressent ;
Les flambeaux allumés dans ce vaste séjour
Mêlent à leurs rayons l’encens de Numidie,
Et, comme une forêt livrée à l’incendie,
Répandent par torrents la lumière et le jour.
Cent vierges, en beauté l’une à l’autre pareilles,
S’avancent en dansant, comme un essaim d’abeilles,
Autour des luths féconds en célestes concerts ;
Leurs cheveux transparents roulent en boucles frêles,
Leur sein tremble, et leurs pieds légers comme des ailes
Harmonieusement voltigent dans les airs.
Mais où court cette foule inquiète et mouvante ?
Pourquoi ce désespoir et ces cris d’épouvante ?
Qui vient de ce festin troubler la volupté ?
En vain la sentinelle a demandé Qui vive ;
Ô roi Nemrod ! c’est un convive
Que tu n’avais pas invité.
Nemrod, c’est le Déluge. – Ô vague vengeresse
Grâce pour la beauté, grâce pour la jeunesse,
Grâce pour l’âge des amours !
Océan, Océan, mets un frein à ton onde !
Grâce pour le grand roi, pour le maître du monde.... –
Mais le flot noir monte toujours.
Comme une multitude insolente et perverse
Que le bruit du tonnerre épouvante et disperse,
Les pâles courtisans ont fui.
Nemrod encor paré de ses habits de fête
De sa plus haute tour veut atteindre le faîte....
Mais la vague y monte avant lui.
III
La vague envahit tout. – Et l’homme et la nature
Au superbe Océan sont livrés en pâture.
Quelques mortels encor frissonnants, éperdus,
Sur le gouffre écumant voyagent suspendus ;
Une planche, un débris chancelant et fragile
À ces derniers humains offre un dernier asile.
Mais le tonnerre tombe, et le dernier radeau
Disparaît dans l’abîme avec tout son fardeau. –
Au-dessus de la plaine orageuse et sonore
Quelques animaux seuls se soutiennent encore ;
Le bœuf enveloppé d’humides tourbillons
Trace, en un champ d’azur, de mobiles sillons ;
La girafe surgit haute comme une tente ;
Le mammouth colossal semble une île flottante ;
Le cheval entraîné dans les gouffres amers
Mêle sa blanche écume à l’écume des mers ;
Il nage vers un roc qu’il voit au loin paraître ;
Dernier ami de l’homme, il veut sauver son maître ;
Il tente un généreux mais inutile effort,
Et meurt sans le pouvoir dérober à la mort.
IV
Qui redira les chants d’ivresse,
Les mugissements d’allégresse
Du noir Déluge triomphant,
Lorsqu’il voit sur l’humide plaine,
Côte à côte avec la baleine,
Bondir le tigre et l’éléphant ?
Il dit : « Ô terre ! où sont tes cimes ?
Où sont tes monts et tes abîmes,
Ton front d’azur, ton sein doré ?
Où sont tes fleuves, tes navires,
Tes royaumes et tes empires ?....
Mon flot sombre a tout dévoré.
» Mon flot sinistre et mortuaire
Enveloppe, comme un suaire,
Ton front d’azur, ton sein vermeil ;
J’ai fait mon lit dans tes campagnes ;
J’ai pris pour trône tes montagnes,
Et pour couronne ton soleil.
» Parlez : qu’êtes-vous devenues,
Villes qui portiez jusqu’aux nues
L’orgueil de vos vastes contours ?
Métropoles, cités antiques,
Mes eaux roulent sur vos portiques,
Mes dauphins dansent sur vos tours.
» Où sont ces peuples dont les fêtes
Se teignaient du sang des prophètes,
Qui prenaient l’enfer pour appui ?....
Ô ma vague ! tu les emportes
Comme ces tas de feuilles mortes
Que le vent chasse devant lui.
» Princes terribles, rois sublimes,
J’ai jeté sur vous mes abîmes
Comme la toile d’un linceul,
J’ai balayé vos trônes vides,
Et, sur vos cadavres livides,
Je règne tout-puissant et seul. »
V
Mais tout n’a pas péri. – Dans cet instant suprême
La fille de Nemrod, avec celui qu’elle aime,
Erre dans un esquif sur l’océan sans bord ;
Ils bénissent tous deux l’heure qui les rassemble,
Et, joyeux de mourir ensemble,
L’un à l’autre enlacés ils voguent vers la mort.
Et comme le ramier quand l’orient se dore
Soupire à la colombe un chant de volupté,
Le jeune homme murmure à celle qu’il adore
Un hymne d’espérance et de félicité :
« L’astre du jour, dit-il, nous prive de sa flamme,
Mais plus doux que ses feux dans le fond de mon âme
Ton regard virginal a lui ;
Le ciel sous la brume s’efface,
Le ciel nous dérobe sa face,
Mais ton front est plus pur que lui.
» Du roi d’Éden la race est morte,
Ô jeune fille ! mais qu’importe ?
Nous nous aimons sur son tombeau.
Je bénis les décrets célestes ;
Le monde est mort mais tu me restes,
Vierge ! mon sort est assez beau.
» Mais déjà devant nous le flot noir se balance....
Déjà, comme un tigre, il s’élance....
Il nous entraîne dans son cours....
Ô vague ! épargne-nous encore....
Accorde-nous une autre aurore.... » –
Mais le flot noir monte toujours !
Le flot les a surpris dans leur dernier refuge.
Ta vague a tout couvert, implacable Déluge !
L’arche seule, soustraite à ce vaste abandon,
Sur les débris du monde et de la race humaine
Comme un char triomphal lentement se promène
En attendant le jour du céleste pardon.
Lausanne, 1840.
Louis DELÂTRE, Chants de l’exil, 1843.