À mes amis devenus ministres

 

                                   (1831)

 

 

Non, mes amis, non, je ne veux rien être ;

Semez ailleurs places, titres et croix ;

Non, pour les cours Dieu ne m’a pas fait naître ;

Oiseau craintif, je fuis la glu des rois.

Que me faut-il ? maîtresse à fine taille,

Petit repas et joyeux entretiens.

De mon berceau près de bénir la paille,

En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

 

Un sort brillant serait chose importune

Pour moi, rimeur, qui vis de temps perdu.

M’est-il tombé des miettes de fortune ?

Tout bas je dis : Ce pain ne m’est pas dû.

Quel artisan pauvre, hélas ! quoi qu’il fasse

N’a plus que moi droit à ce peu de bien ?

Sans trop rougir fouillons dans ma besace ;

En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

 

Au ciel, un jour, une extase profonde

Vient me ravir, et je regarde en bas ;

De là, mon œil confond dans notre monde

Rois et sujets, généraux et soldats.

Un bruit m’arrive, est-ce un bruit de victoire ?

On crie un nom : je ne l’entends pas bien.

Grands dont là-bas je vis ramper la gloire,

En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

 

Sachez pourtant, pilotes du royaume,

Combien j’admire un homme de vertu,

Qui regrettant son hôtel ou son chaume

Monte un vaisseau par tous les vents battu.

De loin, ma voix lui crie : Heureux voyage !

Priant de cœur pour tout bon citoyen.

Mais au soleil je m’endors sur la plage.

En me créant Dieu m’a dit : Ne sois rien.

 

Votre tombeau sera pompeux sans doute,

J’aurai sous l’herbe une fosse à l’écart ;

Un peuple en deuil vous fait cortège en route ;

Du pauvre, moi, j’attends le corbillard.

En vain on court votre étoile tombe,

Qu’importe alors votre gîte ou le mien ?

La différence est toujours une tombe.

En me créant, Dieu m’a dit : Ne sois rien.

 

De ce palais souffrez donc que je sorte,

À vos grandeurs je devais un salut.

Amis, adieu : j’ai derrière la porte

Laissé tomber mes sabots et mon luth.

Sous ces lambris avec vous accourue

La Liberté s’offre à vous pour soutien ;

Je vais chanter ses bienfaits dans la rue.

En me créant, Dieu m’a dit : Ne sois rien.

 

 

 

Pierre-Jean de BÉRANGER.

 

Recueilli dans Souvenirs poétiques de l’école romantique, 1886.

 

 

 

 

 

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