La nuit de feu de Blaise Pascal
par
André BLANCHET
Dans la nuit du 23 au 24 novembre de cette année (1954), de six heures et demie à minuit et demi, il y aura exactement trois siècles que Pascal vit ce « feu », versa ces pleurs de joie, fut comblé de cette certitude et de cette paix, connut enfin ce ravissement consigné sur le parchemin qu’après sa mort un domestique trouva cousu dans son pourpoint. Cette nuit du 23 novembre 1654 domine de très haut l’histoire de la spiritualité française : miracle d’équilibre entre l’esprit et l’âme et qui ne s’est produit nulle part ailleurs, il me semble ; accord de la sainteté et du génie humain dont je ne connais aucun autre exemple dans aucune littérature 1.
Mauriac se devait de signaler à la France cet anniversaire, plus glorieux pour elle que celui d’une victoire. Mais ne claironnons pas. Dans une conversion, a écrit Claudel, « tout est secret et sacré ». Le risque n’est pas grand que Paris, que nos villes et villages illuminent en cette nuit-là. C’est mieux ainsi. Sur cet évènement, qui le dota d’un accent nouveau, unique en effet dans toutes les littératures – celui des Pensées, celui qui nous brûle encore – Pascal s’est tu avec pudeur. Ses proches eux-mêmes n’en ont rien su. Oserons-nous porter nos pas dans ce saint des saints d’une âme immense, dans ce silence plein d’échos ? Du moins n’est-ce pas sans un tremblement de respect que nous allons tenter d’approcher Pascal aux prises avec Dieu.
En novembre 1654, Blaise Pascal a trente et un ans. La seule naïveté qu’on lui connaisse est celle de l’enfant prodige soucieux de soutenir sa réputation. Mais il a suffisamment fait l’essai de son génie pour se savoir capable de tout. Il a défié des savants fameux, ses aînés, pour le juvénile plaisir de les confondre. Fouetté par la polémique, il a déjà écrit telle page qui a soulevé la pâte du vieux parler, et créé la prose française moderne. Curieux de tout, il a promené un sourire narquois dans ces tout petits mondes que sont le monde littéraire et le « monde » tout court. Il s’est entretenu avec les plus puissants esprits de son temps, qui comptent parmi les plus grands de tous les temps ; mais Richelieu, Corneille ni Descartes ne l’ont étonné : les Pensées prouveront bientôt qu’il a jugé la politique de Richelieu, mesuré sa propre vigueur à celle de Corneille, mais surtout dépassé vers l’avenir la philosophie de Descartes. Il a cette rage de distancer tous les autres, puis de mesurer insolemment la distance. Et c’est peut-être en partie ce prurit de dépassement qui, huit ans plus tôt, l’a attaché à Port-Royal : n’être pas chrétien comme tout le monde, se discerner de la masse, faire partie d’un petit troupeau choisi qui seul connaît le « vrai » christianisme. À vingt-trois ans, il a fort sèchement donné des leçons de théologie à un brave capucin ahuri. Devançant Bossuet, il a disserté sur la mort avec une solide éloquence, – mais en rhéteur. Il ne s’obstine pas dans une seule voie, mais, les essayant toutes, il les abandonne toutes, parce qu’il aperçoit dans un éclair l’extrémité de toutes. À quoi bon ? Ces dons effrayants, dont il a trop vive conscience, le désenchantent, l’isolent. Il est seul et malheureux.
Avouons-le donc une bonne fois : cet homme-là n’a rien de sympathique. Qui de nous consentirait à partager la solitude de ce jeune pédant de génie, qui a déjà fait le tour de tout, ne se connaît pas de pair, et assène sur qui ose l’approcher des regards qui jaugent et des sarcasmes qui tuent ? À coup sûr, nous ne l’imaginons pas au pied de la croix.
Patience ! il y a dans ce bloc de suffisance un point de tendresse qui va s’élargir, et par où notre sympathie et la grâce elle-même vont pouvoir s’insinuer : c’est son affection pour les siens, contre laquelle il aura à se défendre jusqu’à sa mort. Il n’a pas connu sa mère. Son père, pour lequel il était tout, est mort il y a trois ans. Gilberte, son aînée, est mariée. Reste Jacqueline, de deux ans sa cadette. L’influence de « Jacquette » sur Blaise Pascal est comparable à celle d’Henriette sur Ernest Renan et de Camille sur Paul Claudel. Blaise et Jacqueline jouèrent longtemps à se dépasser. Mais enfin la petite cornélienne – Corneille estimait ses vers et les lut un jour en public – prit au sérieux de beaux discours chrétiens qui ne coûtaient guère au grand frère. C’est elle, la première, qui vécut avant la lettre le « Seigneur, je vous donne tout » du Mystère de Jésus ; elle se fît religieuse à Port-Royal de Paris. Blaise fut atterré. Cette fois, il était dépassé. Et puis, il allait rester seul. Il s’opposa tant qu’il put. Un matin, dans le silence de la maison endormie, elle partit, n’osant pas affronter la colère de son frère et surtout sa tendresse. Mais, de son couvent, la novice écrivit à Blaise des lettres pathétiques. « Ces accents si beaux, écrit Mauriac, ne pouvaient retentir qu’à ce moment précis de notre histoire, après Polyeucte et avant Bérénice. » « Si vous n’avez pas la force de me suivre, au moins ne me retenez pas. » C’est le reproche de Polyeucte à Néarque, note Mauriac. Quant à Louise Delfault, la « fidèle », la gouvernante qui les a élevés, « je serai ravie de la voir », écrit Jacqueline, mais « si elle vient pour me combattre, je l’avertis qu’elle perdra son temps ». (« Est-ce pour me combattre ou pour me seconder ? », dit Polyeucte à Pauline 2. Dans son invitation à sa prise d’habit, le passage du « vous » au « tu », et un certain sourire mutin parmi les larmes, trahissent la violence qu’elle se fait : « Ce n’est que par forme que je t’ai prié de te trouver à la cérémonie, car je ne crois pas que tu aies la pensée d’y manquer. Vous êtes assuré que je vous renonce si vous le faites. »
Entre ce 26 mai 1652, jour de la vêture, et le 23 novembre 1654, que se passa-t-il ? Plus Jacqueline s’efforçait d’attirer Blaise à Dieu, plus il s’en éloignait. L’impérieuse fille prétendait en somme lui avoir tracé la voie. Elle l’avait quitté, oui, mais pour qu’il la rejoignît en Dieu. Quoi ! Manquerait-il de courage ? « Si vous n’avez pas la force de me suivre... » Personne, jusque-là, ne lui avait adressé un défi aussi cinglant, ni n’avait osé douter de sa « force ». Il en conçut de l’aigreur. Peut-être même flaira-t-il un traquenard : la main experte des Messieurs de Port-Royal allait-elle abattre le filet sur toute la famille ? Il n’accorda que de guerre lasse la dot de Jacqueline 3. À cette occasion, lui qui jugeait chacun, fut jugé de fort haut : la Mère Angélique déclara « qu’il n’y avait pas lieu d’attendre un miracle de grâce en une personne comme lui 4 ».
Mais c’est bien en vain qu’il s’étourdit de travail, de voyages et même de plaisirs – au sens le plus innocent de ce mot. Derrière sa grille – comment l’oublier ? – Jacqueline avait mis le monde à ses pieds. « Ce n’est point lui qui me quitte, mais moi qui l’abandonne », avait-elle écrit à Blaise 5. Il existait donc une grandeur plus élevée que celle des esprits, et à laquelle lui-même n’atteignait pas. Dès lors, les applaudissements du monde saluant le « nouvel Archimède », au cours des conférences mondaines qu’il multipliait, ne lui étaient plus de rien. Non sans superbe, il venait d’écrire à la reine de Suède que les génies règnent au-dessus des souverains. Mais il entrevoit maintenant un nouvel « ordre » de grandeur, et une lettre de Jacqueline pourrait avoir inspiré à Pascal le fameux passage des Pensées sur les trois « ordres ». « Que diriez-vous, lui disait-elle, si j’épousais un prince ? Faites vous-même l’application et mettez toutes les différences 6. » Il écrira bientôt (toujours son souci des distances et des distances mesurées) :
La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité...
Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre... Archimède.
Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles... Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit 7.
Jacqueline règne au-dessus des rois et des savants, elle qui n’est vue que de Dieu et à qui Dieu suffit.
Toutefois, par un paradoxe qui a beaucoup frappé Pascal, cette suprême grandeur ne s’atteint que par l’abaissement. Le premier acte d’humilité consiste, pour Blaise, à reprendre le chemin de Port-Royal de Paris, et à demander au parloir quelqu’un qui n’a cessé de l’attendre. On ne se confie pas aisément à sa sœur, mais Jacqueline s’appelle aujourd’hui Sœur Sainte-Euphémie.
Il me vint voir, racontera Jacqueline, et à cette visite il s’ouvrit à moi d’une manière qui me fit pitié, en m’avouant qu’au milieu de ses occupations qui étaient grandes, et parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela – et par une aversion extrême qu’il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait sa conscience – qu’il se trouvait détaché de toutes choses d’une manière qu’il ne l’avait jamais été de la sorte, ni rien d’approchant ; mais que d’ailleurs il se trouvait dans un si grand abandonnement du côté de Dieu qu’il ne sentait aucun attrait de ce côté-là ; qu’il s’y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu’il sentait bien que c’était plus sa raison et son propre esprit qui l’excitaient à ce qu’il connaissait le meilleur que non pas le mouvement de celui de Dieu 8...
De la première visite qu’il fit à sa sœur, fin septembre 1654, à la visite de Dieu, il y eut à peine deux mois. L’holocauste était prêt, il n’y manquait que le « feu ».
⁂
L’an de grâce 1654.
Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologe.
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres.
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi, Feu 9.
Ici, la tentation est grande de romancer la scène.
On était à cette époque de l’année où les premières tristesses de la nature se communiquent si facilement à l’âme et la disposent aux tristes pensées. Le jour avait été orageux et sombre. Un globe de feu lui apparaît... Sur ce globe est couchée la croix 10...
Ainsi délirait, en 1846, un médecin aliéniste qui prétendait dénoncer, au nom de la science objective, l’hallucination de Pascal. L’halluciné, c’était lui : pas un mot, ici, qui ne soit de pure invention. Le Père Petitot voit Pascal priant dans son lit. Je le verrais plutôt à genoux !
Tenons-nous au certain. N’est-ce pas déjà beaucoup de savoir où demeurait alors Pascal ? Tout récemment, M. Jean Mesnard a retrouvé le bail qui permet d’identifier la maison occupée par Blaise depuis octobre 1654 jusqu’à l’année de sa mort. Cette maison, située entre deux jeux de paume (de là sans doute l’allusion à la balle et à la paume dans les Pensées), était adossée au jardin du Luxembourg et regardait la Sorbonne 11. Du Luxembourg à l’actuel boulevard de Port-Royal, il n’y a pas loin : de toute évidence, Blaise avait voulu se rapprocher de sa sœur. « Depuis ce temps, nous dit en effet Jacqueline, (ses visites) furent si fréquentes et si longues que je pensais n’avoir plus d’autre ouvrage à faire 12. » Allez rue Monsieur-le-Prince, au n° 54. C’est là. À part le rez-de-chaussée, occupé par une teinturerie, la maison n’a pas changé. N’est-il pas urgent de signaler par une plaque, même modeste, le seul domicile de Pascal qui n’ait pas été détruit, celui où eut lieu le ravissement, où furent écrites les Pensées, l’un des hauts lieux de Paris 13 ?
FEU. Sur ces trois lettres, on a éperdument discuté. Biffez ce mot, en effet, et le Mémorial n’aurait plus rien de mystérieux. Il n’éclaire pas, il éblouit et aveugle. Ce sont surtout les commentateurs non chrétiens qui, soit pour disqualifier Pascal, soit pour l’exalter, ont tenu à ce qu’il ait eu une vision. Condorcet crie au fou, Brunschvicg au surhomme. Le résultat est le même : qu’on le jette au cabanon, ou qu’on l’isole sur un « rocher solitaire », on arrache Pascal au christianisme. Laissons ces fantaisies.
Pascal eut-il une « vision » au sens chrétien du mot ? Reconnaissons-le : c’est là une tradition, et qui remonte très haut. Six ans après la mort de Pascal, M. de Brienne, qui travaillait alors avec Roannez, Arnauld et Nicole à la première édition des Pensées, écrivait à Mme Périer :
On m’a dit que vous saviez des histoires admirables, de songes, de sorciers, sortilèges, apparitions, etc. J’en fais un petit recueil... Faites-moi, à propos de cela, faire une copie du billet qu’on trouva sur M. Pascal, dont M. de Roannez m’a parlé, figuré comme il est, feu, flammes, jour de saint Chrysogone, etc. 14...
Les extrêmes se touchent : l’extravagant oratorien faisait du Mémorial un grimoire de sorcellerie ; Condorcet y verra une « amulette ». Mais Brienne était une tête malade, un demi-fou. Toutefois, la tradition est conservée par le recueil d’Utrecht, par l’abbé Besoigne, par Dom Clémencet. Documents tardifs, dira-t-on. Il y a plus grave : le manuscrit de l’abbé Louis Périer, propre neveu de Pascal – manuscrit récemment retrouvé par M. Louis Lafuma – dit de Pascal et du Mémorial : « Ses parents ont cru que c’était une vision dont il voulait conserver le souvenir 15... » Comment le savaient-ils, puisque Pascal n’a rien dit ? C’est donc là, tout au plus, une nouvelle preuve que la canonisation du « saint » janséniste a été entreprise très tôt, et par sa propre famille. Le mot « vision » n’a d’ailleurs ici, de toute évidence, aucun sens précis.
Laissons donc cette pieuse invention et toute la littérature qu’elle a inspirée. Laissons Barrès affirmer, après et avant tant d’autres, que Pascal, « monté sur le sommet (?) de l’extase », a été favorisé de « la vision par excellence 16 » (?). Pascal, je crois, redirait ici : « Je hais ces mots d’enflure 17. »
Nous nous en tiendrons, quant à nous, à cette règle de critique qui veut qu’on ne fasse pas appel à une explication extraordinaire quand une plus simple suffit. Des citations de la Bible coupées d’exclamations ardentes : voilà ce qu’on trouverait dans toutes les notes de retraite, dans cette humble littérature que M. Brunschvicg n’a jamais vue pour la bonne raison que, comme le Mémorial lui-même, elle ne s’est jamais souciée de l’être. Si le Mémorial avait été trouvé dans la robe d’une servante, les « philosophes et savants » l’admireraient beaucoup moins, et les chrétiens eux-mêmes ne crieraient pas au miracle. Pas un mot ici qui ne nous soit familier – hormis, précisément, le mot « feu ». Si nous parvenons à donner de ce mot une explication simple, et qui fasse corps avec le reste au lieu de s’en détacher, nous aurons du même coup écarté les hypothèses saugrenues des psychiatres, et fait taire les exclamations boursouflées des amateurs de sublime en baudruche. Non pas que le Mémorial ne soit pas sublime, si vous aimez ce mot, mais il s’agit de ce sublime chrétien auquel accèdent les premiers communiants au regard limpide, et les philosophes eux-mêmes aux heures où ils consentent à redevenir de petits enfants. Pour comprendre le Mémorial, Brunschvicg invoquait Platon et Spinoza, Dom Pastourel 18, William James et Ribot. Et si la clé, inutilement demandée aux « philosophes et savants », nous attendait tout simplement dans l’Évangile ?
Autodidacte en philosophie, Pascal avait en revanche une véritable culture biblique. Quand même Gilberte ne nous aurait pas dit qu’il « prenait un plaisir incroyable » à la « lecture de l’Écriture sainte », que la Bible était « le centre de son cœur », et qu’il « la savait toute par cœur 19 », les Pensées nous en auraient avertis. La nuit du 23 novembre provoqua dans ce sens, croyons-nous, une orientation décisive. Mais le Mémorial est déjà criblé de citations, et saturé de réminiscences bibliques. Pour qui s’en avise, le document rend soudain un son inattendu, à la fois plus grave et plus tendre.
Écartons d’abord une solution paresseuse : le « feu » de Pascal, ce serait tout simplement ce « feu divin » dont abusent un peu nos cantiques populaires, cette ardeur qui, de la Bible, se communique à ceux qui la méditent. In meditatione mea exardescet ignis. « Notre cœur ne brûlait-il pas, disent les disciples d’Emmaüs, lorsqu’il nous expliquait les Écritures ? » Dans l’âme de Blaise, nous l’avons vu, le feu couvait depuis un an : au contact des textes sacrés, il se sera emparé de ses facultés jusque-là épargnées. Une déflagration de pensées et de sentiments, un embrasement de tout l’être se sont produits, dont il n’a pu sauvegarder dans ses notes hâtives que quelques étincelles, quelques tisons rougeoyants 20. Mais cette première explication, qui fait de « feu » le simple équivalent de « ferveur », paraît insuffisante. Le mot le plus court était, il est vrai, le plus apte à rappeler deux heures qui auraient composé pour Pascal un seul instant, et au cours desquelles les versets de la Bible, mêlés à ses propres sentiments, auraient formé un brasier indistinct. Mais si ce mot disait tout, pourquoi la suite ? De toute façon, pour nous qui la lisons à froid, cette page devrait présenter la plus parfaite incohérence. Or, le lecteur le plus distrait y saisit un progrès logique. Les idées s’appellent, s’éveillent l’une l’autre, comme une rampe s’allume. Dans le Mémorial, comme dans une méditation du type le plus classique, on discerne un commencement, un milieu et une fin.
Nous savons comment Pascal priait. Sa sœur Gilberte nous apprend que « la prière et la lecture de l’Écriture sainte » étaient deux occupations qui « n’étaient point différentes en lui ; car il méditait l’Écriture sainte en priant 21 ». Précision du plus haut intérêt, et que confirme le Mystère de Jésus, évidemment écrit d’après le récit évangélique de la Passion : Pascal suit d’abord le texte auquel il mêle des réflexions plus ou moins empruntées à l’édition commentée qu’il a sous les yeux (on a identifié ce commentaire). Puis, vient le « colloque », où Pascal dialogue avec le Christ. Enfin, les résolutions 22.
Si l’une des phrases du Mémorial peut nous livrer le point de départ de la méditation, c’est évidemment la première. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. Ce texte se lit dans Marc, XII, 26.
N’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du buisson, ce que Dieu lui dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » ? Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants.
Reportons-nous à l’Exode, comme nous y invite l’Évangile, et comme l’a certainement fait Pascal, dans les écrits duquel on observe un si agile va-et-vient entre les deux Testaments.
L’Ange de l’Éternel apparut à Moïse dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson... Le buisson était tout en feu... Et Dieu l’appela du milieu du buisson et dit : « Moïse ! » et il répondit : « Me voici ! » Dieu dit : « N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. » Et il ajouta : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob 23... »
Tous les détails de cette scène véritablement éblouissante devaient saisir Pascal qui précisément, nous l’avons vu, aspirait alors à une visite de Dieu. Certains mots de la Bible se répercutent dans toutes les autres pages, et l’exégèse actuelle est très attentive à ces échos, mais Pascal les connaissait mieux que nous. D’autres textes en foule ont dû assaillir sa mémoire : Dieu s’est défini lui-même : « Feu dévorant » et, du buisson de l’Exode jusqu’à l’Apocalypse, le feu court, s’accroît, comme l’action de Dieu en ce monde. Sur le Sinaï, le Seigneur descend « au milieu du feu ». Dans le désert, sa présence est signalée par une « nuée flamboyante ». « Sa voix fait jaillir des flammes de feu », disent les Psaumes. Pour les sacrifices, interdiction d’user d’un feu profane : il faut attendre que, de l’Éternel lui-même, le feu jaillisse et consume l’holocauste 24. Ses représentants sont « des flammes de feu ». Mais tout aboutit à Jésus : que pouvait-il nous apporter de la part du Père, sinon le feu ? « Je suis venu apporter le feu sur la terre... » Pour continuer sa mission, les apôtres devront recevoir le « baptême du feu » : Apparuerunt... dispertitae linguae tanquam ignis. Pascal est devant le buisson, il est à la Pentecôte. Dieu est un feu qui parle 25.
Dès lors, nous voyons très bien comment toute la suite du Mémorial se rattache à la première citation, comme une chaîne à un premier chaînon, lui-même fixé au roc de la Bible. Au texte de l’Exode : « Je suis le Dieu d’Abraham... », Marc ajoutait : « non des morts, mais des vivants ». À quoi Pascal substitue : non des philosophes et des savants.
Ce qui, pour lui, est la même chose. Non pas que philosophie et science soient fausses dans leur « ordre », mais cet ordre n’est pas celui du salut, qui seul compte. Au « Dieu vivant », l’Écriture oppose sans cesse les dieux morts, les simulacres de bois, les idoles. De la même façon, Pascal oppose au Dieu d’Abraham le dieu creux de ces philosophes qui se font « une idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu, et est son image et une idole qu’il ne faut point aimer, ni adorer 26 ». On ne peut pas se donner (ni d’ailleurs se refuser) à une proposition évidente, mais on peut se donner (et se refuser) à une personne. Pascal sent maintenant « l’inutilité » et « l’incertitude » de Descartes, dont le dieu sourd et muet, pensé et taillé par l’art du philosophe, nous laisse seuls. Au contraire, le Dieu d’Abraham est un Dieu dont nous ne pouvons douter parce que nous ne l’avons pas fabriqué ; et que nous devons accueillir tel quel, à moins de le repousser tout entier. Il est ce Dieu qui, trouant la surface impénétrable de son éternité, fait irruption dans l’histoire humaine, dans l’histoire de chacun de nous ; y installe sa présence formidable ; lie à sa Vie notre vie ; nous dit enfin ce « tu » qui déchire et ouvre une âme et nous autorise nous-même à lui dire « Tu ». En un mot, le Dieu d’Abraham est « quelqu’un ». Qui nous dit son Nom. Qui nous appelle par notre nom.
Auquel il faut répondre. « Moïse ! – Me voici ! » Et Blaise, n’en doutons pas, répond : « Me voici ! »
Dès lors, pour Pascal, un seul souci et qui ne le quittera de sa vie : où trouver aujourd’hui la Parole authentique de Dieu ? Abraham, Moïse, les prophètes ? Simples « figures » annonciatrices. Et Pascal griffonne, comme on crie de joie :
Dieu de Jésus-Christ (Éph., I, 17).
Deum meum et Deum oestrum (Jean, XX, 17).
Ton Dieu sera mon Dieu (Ruth, I, 16).
Le mouvement de cette première partie du Mémorial est donc très clair : il conduit Pascal du Dieu d’Abraham au Dieu de Jésus-Christ, et du Dieu de Jésus-Christ à Jésus-Christ seul. « Celui qui m’a vu a vu le Père », a dit Jésus. Il est la plénitude de la Parole. Mais comment le trouver lui-même ?
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Comme le mot « feu », l’expression « les voies du Seigneur » se retrouve indéfiniment répétée tout au long de la Bible. Revenons à l’Exode : sur les pistes du désert, l’Éternel s’était fait le guide de son peuple. Présent dans la nuée ou la colonne de feu, « il marchait devant eux pour leur montrer le chemin ». Toute la vie morale consistera dès lors pour Israël à marcher « dans les voies du Seigneur ». « Car vos voies ne sont pas mes voies, dit l’Éternel. » De toutes les pages de la Bible monte ce cri : « Seigneur, montre-moi tes voies, enseigne-moi tes sentiers. » Jusqu’à ce qu’enfin le Christ arrive et réponde : « Ego sum Via, je suis la Voie. »
Un immense sentiment de sécurité envahit l’esprit – naturellement anxieux – de Pascal. Dans l’Évangile, Dieu lui parle comme à Moïse. Il guide chacun de ses pas.
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Grandeur de l’âme humaine.
Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu (Jean, XVII, 25).
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Trop fidèles à la tradition romantique, les commentateurs ne retiennent d’ordinaire que ces réactions personnelles de Pascal devant les textes sacrés, mais elles sont beaucoup moins originales que les textes eux-mêmes et que le choix qu’en a fait Pascal. Au surplus, ces exclamations sont elles-mêmes empruntées à l’Écriture. L’oubli du sens biblique a favorisé ici tous les contre-sens.
« Certitude. » Non, Pascal ne vient pas d’échapper au scepticisme ! Comment croire qu’il accède ici à cette certitude des philosophes qu’il vient précisément de dépasser ? Pascal est certain au sens où Descartes est incertain. Il est certain d’une certitude immédiate, celle d’une personne qui déchire ses limites pour se « trouver » enfin dans une autre, celle de la foi échangée et jurée, celle de l’Alliance, celle qui s’exprime dans ces mots de saint Paul que Blaise fera bientôt graver sur son cachet : « Scio cui credidi. Je sais à qui je me suis confié 27. » Le « sentiment » n’est pas l’émotion superficielle des sentimentaux : c’est « Dieu sensible au cœur ». Et ce cœur est celui de la Bible : un cœur qui a des yeux ; qu’illumine le brasier divin : îlluminatos oculos cordis ; et qui, sans la grâce, est « aveugle ». La « joie » et la « paix » sont celles dont précisément le monde ne devrait pas parler, parce qu’il les ignore.
Dans ce tissu biblique, une seule expression : Grandeur de l’âme humaine, surprend par sa résonance philosophique, sa généralité, son abstraction. Quoi ! en un pareil moment, une remarque aussi détachée ? Essayons de comprendre. Pascal a beaucoup lu Montaigne et la littérature janséniste, qui, à l’envi, déprécient l’homme. Il sait, d’une expérience toute récente, que « le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ». Il n’a donc plus à découvrir la « misère » de l’homme. Mais bien sa grandeur. De celle-ci, comment pourrait-il encore douter, au moment où il s’écrie : « Père juste..., je t’ai connu 28. » Grandeur de l’homme capable de Dieu ! « Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. » Oubli ? non. C’est le moment, je crois, le seul en cette nuit, où Pascal pense aux autres. « Le monde ne t’a point connu. » Ne sont-ils pas, eux aussi, tous les libertins qui l’entourent, capables de Dieu ? Peut-être faut-il voir ici le germe lointain des Pensées, dont la « grandeur de l’homme » sera, en effet, l’un des pivots. Mais comment prouver cette grandeur ? Par la nature ? Elle est corrompue. Pascal se débattra en vain dans le cercle vicieux où son jansénisme l’enferme. D’autre part, devant les incrédules, faire état de son expérience serait provoquer leur risée. Son secret pourtant lui brûle les lèvres. S’ils savaient ! Dès qu’il parle de Jésus-Christ, sa voix tremble, comme sa plume sur le papier du Mémorial. Les lignes qui suivent ne sont-elles pas un écho direct de la nuit ardente ? Pascal semble tout à coup parler à mi-voix, pour lui seul. Le secret qu’il partage avec Dieu va-t-il lui échapper ?
Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments... Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation, c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède, c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie ; qui s’unit au fond de leur âme ; qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que de lui-même 29.
⁂
Brusquement, le ton change. À la sécurité succède l’inquiétude.
Je m’en suis séparé.
Dereliquerunt me, jontem aquae vivae (Jér., II, 13).
Mon Dieu, me quitterez-vous ?
Que je n’en sois pas séparé éternellement.
Cette est la Vie éternelle, qu’ils te connaissent, seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, J.-C. (Jean, XVII, 6).
Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Je m’en suis séparé ; je l’ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n’en sois jamais séparé !
Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué que le sentiment dominant n’est pas ici la contrition, la pensée que Jésus a souffert pour les péchés de Blaise : trois mots seulement, écrits en surcharge et donc après coup (« je l’ai fui, renoncé, crucifié »), amorcent le Mystère de Jésus. Au lieu que l’idée de séparation revient six fois dans ces neuf lignes. Vous diriez un plaintif mouvement de houle. Port-Royal avait tenu Blaise pour un renégat. Et, avant de raconter tout au long à Gilberte la conversion de leur frère, Jacqueline attendra deux mois, « de peur, écrit-elle, qu’il ne fallût dédire ce que j’aurais trop tôt dit 30 ». La petite sœur n’est pas trop rassurée sur la persévérance de son frère. Comment lui-même le serait-il contre tout son entourage ? Tiendra-t-il le pacte qu’il vient de conclure avec son Seigneur ?
Si le mot « séparation » n’est pas biblique 31, l’idée est essentielle aux deux Testaments, et Pascal va toujours à l’essentiel. Les versets innombrables qui rappellent le pacte du Seigneur avec son peuple affluent dans sa mémoire. « Si vous êtes fidèles, je serai fidèle, répète Yahwé, mais si vous m’abandonnez, moi aussi je vous abandonnerai. » Blaise lui-même cite l’émouvant reproche : « Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau vive », qui rappelle le temps de l’union intime, celle où le Seigneur habitait au désert avec son peuple, et l’abreuvait avec l’eau du rocher. La peur saisit Pascal, non pas la peur de Dieu, comme on l’a prétendu si longtemps, mais bien la peur de le perdre : « Mon Dieu, me quitterez-vous 32 ? Que je n’en sois pas séparé éternellement ! » À la menace de l’Ancien Testament : « Si tu abandonnes le Seigneur, il te rejettera loin de lui pour toujours, projiciet te in aeternum », répond celle du Nouveau : « Retirez-vous de moi, allez au feu éternel, discedite a me... in ignem aeternum. »
À cette séparation éternelle, le même passage de Matthieu oppose la « vie éternelle », dont Pascal vient de goûter les prémices. Il écrit donc, en respectant la traduction archaïque de Louvain : « Cette est la Vie éternelle, qu’ils te connaissent, seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, J.-C. » Et, comme pour corriger l’irrespect de cette formule abrégée, il trace, par deux fois et d’une écriture tremblée, le nom qui, pour nous, remplace le nom redoutable et tendre par lequel Dieu s’était d’abord fait connaître à son peuple : Jésus-Christ. Jésus-Christ.
Être à jamais séparé du Christ, comment en supporterait-il la pensée ? « Sans Jésus-Christ, écrira-t-il plus tard, le monde (serait) comme un enfer. » « Hors de lui, il n’y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir 33. » Alors revient la plainte lancinante : « Je m’en suis séparé... Que je n’en sois jamais séparé ! » Crainte qui ne le quittera plus. Et ces mots, répétés ici à la manière d’une supplication rythmée, sans doute les murmurera-t-il dans le secret tous les jours de sa vie, puisque telle fut aussi, nous apprend Gilberte, sa dernière parole perceptible : « Que Dieu ne m’abandonne jamais 34 ! »
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos. Amen.
Voici l’heure des « résolutions », l’heure où celui qui médite, quittant Dieu, songe aux moyens de ne le quitter jamais plus. Il ne se trouve..., écrivait-il tout à l’heure, et maintenant : « Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile. » À quoi « renonce-t-il », d’une façon précise ? C’est son secret. À tout peut-être. Il mourra dans une pauvreté rigoureuse, dans une réserve un peu inquiète à l’égard de sa sœur elle-même, dans une mortification presque effrayante, puisqu’on trouvera son corps endolori par les pointes d’une ceinture de fer.
Ce n’est pas le lieu de dire en quoi Pascal n’est pas un saint. Rappelons seulement que, voué à Dieu, il va bientôt s’instituer, sans mandat, le vengeur de Dieu, dans une querelle où resurgira son besoin – très « naturel », très profane – de dominer, de railler, d’écraser à cœur joie quiconque osa jamais lui tenir tête. Son intention du moins sera haute et pure. Que lui manquera-t-il en cette circonstance ? Un certain sens de l’Église ? On cherche en vain ce dernier mot dans le Mémorial. Il est vrai. Et pourtant Pascal le savait bien : si « nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ », nous ne connaissons Jésus-Christ, comme il veut être connu, que dans et par l’Église. C’est elle, aujourd’hui, la porteuse du feu divin. Ni le bras de Dieu ne s’est raccourci ni sa présence ne s’est faite moins actuelle. Il a parlé à Abraham, puis à Moïse, puis par son Fils ; il parle aujourd’hui par ses ministres. Pascal l’a dit. Il le dit dans le Mémorial : « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur. »
Mais cette terne allusion voile un drame sur lequel on passe un peu vite. Pascal sortit de sa nuit de feu résolu, en effet, à prendre un directeur. Mais qui ? Un fin psychologue ? Un habile homme ? Non, non. Et même un saint homme ne lui suffisait pas. Cet esprit qui se portait à l’absolu de la générosité entendait du moins ne se « soumettre totalement » qu’à un représentant qualifié de l’Église, et dont il serait assuré que la parole serait celle même de Jésus-Christ. Comment Jacqueline, à qui il s’en ouvrit, eût-elle hésité ? Mais voyons, le directeur était « tout trouvé » ! Ce ne pouvait être qu’un de ces Messieurs de Port-Royal, M. Singlin par exemple. Le récit laisse voir une si énorme naïveté de novice qu’en une circonstance moins grave nous la trouverions réjouissante.
Enfin, après bien des visites et bien des combats qu’il eut à rendre en lui-même sur la difficulté de choisir un guide, car il ne doutait point qu’il en fallût un, et quoique celui qu’il lui fallait fût tout trouvé et qu’il ne pût penser à d’autres, néanmoins la défiance qu’il avait de lui-même faisait qu’il craignait de se tromper par trop d’affection, non dans les qualités de la personne, mais sur la vocation dont il ne voyait point de marque certaine, (M. Singlin) n’étant point son pasteur naturel.
« Je vis clairement, ajoute-t-elle, que ce n’était qu’un reste d’indépendance... » À l’égard de qui ? De Port-Royal ou de l’Église ? Il est bien clair pour nous que si Blaise hésite, c’est qu’il entend s’assujettir le plus étroitement possible à l’Église, authentique héritière des promesses éternelles. Il lui faut un mandataire officiel du Christ, qu’il puisse écouter comme un oracle. « Je ne voulus néanmoins faire aucune avance en cela », continue Jacqueline. Il ne faut pas qu’il soit dit qu’elle a exercé la moindre pression sur son frère, pour le « soumettre totalement » à Port-Royal. N’empêche qu’elle lui tient dans ce sens un fort long discours :
Je me contentai seulement de lui dire que je croyais qu’il fallait faire pour le médecin de l’âme comme pour celui du corps, choisir le meilleur ; qu’il est vrai que l’évêque est notre directeur naturel, mais qu’il n’était pas possible à celui de Paris de l’être de tous ses diocésains, ni même au curé ni même aux prêtres des paroisses ; que lorsque M. de Genève avait conseillé de choisir un directeur entre dix mille..., lui qui était évêque et grand zélateur de la hiérarchie n’avait pas prétendu borner le choix de chaque personne dans les prêtres de sa paroisse. Il ne me souvient plus si ce fut cela qui le fit rendre, ou si ce fut la grâce ; mais quoi qu’il en soit ; il fut bientôt résolu 35.
Allons ! la discrétion est sauve. La modestie religieuse aussi. Et voilà le grand Pascal enfourné à Port-Royal ! Bientôt, on lui mettra la plume en main, et la roideur de zèle de « notre nouveau converti » claquera comme un coup de fouet dans les Provinciales. À l’école des nouveaux prophètes, il maniera l’anathème, parlera lui-même en prophète, rappellera les évêques à l’Évangile, entrera en conflit avec le Pape... Que fût-il advenu s’il s’était « soumis totalement » à saint Vincent de Paul, par exemple ? On peut en rêver...
S’est-il toujours senti rassuré sous la « direction » janséniste ? Au fort de la lutte, il réaffirme du moins le principe :
Nous savons que toutes les vertus, le martyre, les austérités et toutes les bonnes œuvres sont inutiles hors de l’Église et de la communion du chef de l’Église, qui est le Pape. Je ne me séparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m’en faire la grâce ; sans quoi je serais perdu pour jamais 36.
Pascal ne s’estimera en sécurité que s’il se remet dans l’ordre strict établi par Dieu. Voilà bien pourquoi c’est le curé de sa paroisse, et nul autre prêtre, qu’il voulut à son lit de mort :
Il m’envoya quérir, raconte dans ses Mémoires le Père Beurrier, curé de Saint-Étienne-du-Mont... Il me dit qu’ayant toujours eu bien de l’amour pour l’ordre que Dieu a établi dans son Église, il m’avait fait prier de le venir voir, pour remettre son âme et sa conscience entre mes mains, puisque fêtais son pasteur 37.
Il nous fallait en venir à cette scène pour faire saisir l’unité de la vie de Pascal, en dépit d’étonnants écarts. Le seul commentaire autorisé de la petite phrase : « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur », c’est le Père Beurrier qui nous l’a donné.
Le Mémorial se clôt dans une paix souveraine. Le Seigneur est passé. Dans l’âme en tempête il s’est fait un grand calme. Prévoyant un « total » changement de vie, Blaise se réconforte par la pensée du ciel. Mais non, Pascal n’use pas de mots profanes, quand il peut prendre appui sur une promesse révélée ! Ici encore – comment ne l’a-t-on pas vu ? – il se souvient de la Bible. « Notre légère affliction du moment produit pour nous un poids éternel de gloire », a dit magnifiquement saint Paul. Et Pascal :
« Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre. »
Puissant et rythmé, le raccourci est d’une plénitude paradisiaque ; il passe les lèvres avec une infinie douceur 38.
Enfin, pour sceller à la fois cette nuit lumineuse et le document qui l’atteste, une dernière citation, empruntée à ce Psaume CXVIII qu’il récitera désormais chaque jour avec « une joie toujours nouvelle », nous apprend Gilberte 39 : Non obliviscar sermones tuos. Amen. Ce que Pascal promet de n’oublier jamais, ce n’est pas l’émotion ressentie, ni je ne sais quelle révélation à lui seul réservée. Mais bien les commandements de l’Éternel consignés dans le texte indestructible. Pascal fait vœu de conformer toute sa vie à l’Évangile. L’Écriture en main, ses pas dans les pas de Jésus, il va pouvoir sans crainte pèleriner du monde de ténèbres à cette Jérusalem céleste qui vient de projeter sur lui un éclat de sa lumière.
⁂
Il nous faut conclure.
Pour connaître Pascal, le Mémorial est un document unique. Qui nous assure que le Mystère de Jésus lui-même n’a pas été communiqué, et, dans ce but, recopié et arrangé ? Le Mémorial est donc bien le seul écrit de Pascal où nous soyons absolument certains que l’expression n’a pu être ni déportée par les fureurs de la polémique, ni apprêtée aux fins d’édification, ni plus ou moins parée à l’intention du lecteur.
Telle, donc, que nous croyons la surprendre ici, la vie spirituelle de Pascal nous paraît tout entière axée sur la Parole de Dieu. Non pas à la manière protestante, puisque l’Église est à ses yeux cette même Parole continuée jusqu’à nous. Il ne verse pas davantage dans l’illuminisme, puisqu’il veut ses « inspirations » elles-mêmes « totalement soumises » à un « directeur ». Loin que Pascal laisse voir la moindre tendance à l’individualisme et à l’indépendance, on croit sentir chez lui la crainte de tout faux-pas, de tout pas fait hors de la « voie » tracée – tracée par Dieu même et une fois pour toutes. De là, un certain archaïsme, un certain fixisme, un tutiorisme angoissé 40.
Dans la nuit du 23 novembre, il a été vivement saisi par la transcendance de la Parole de Dieu. L’exercice de la raison ne s’en trouvera pas, à ses yeux, condamné. Mais, toujours soucieux de la distinction des ordres, ce géomètre mystique veillera désormais avec une piété farouche à maintenir chacun de ces ordres dans sa pureté, et à éviter tout mélange. Ce qu’il ne tolérera jamais, c’est que la raison s’exerce sur les textes révélés, et le bon sens sur les préceptes de l’Évangile. De là vient qu’il continuera à servir la science, tandis qu’il donnera plus d’une fois l’impression de combattre, non pas seulement les excès, mais le principe même de la théologie scolastique et morale. Aux travaux des « modernes », les Provinciales opposeront inlassablement la foi « une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux ». Le crime des casuistes sera d’avoir consommé « l’alliance des maximes de l’Évangile avec celles du monde », de « la Loi éternelle de Dieu » avec les lois changeantes des hommes. Il répétera qu’il n’y a pas « deux voies » et « deux chemins », que « la voie de l’Évangile est unique ». Venant sitôt après l’illumination biblique du 23 novembre, les Provinciales ne nous surprennent pas : elles en résultent, d’une certaine façon. Outre l’influence intéressée de Port-Royal, nous y retrouvons, en effet, les deux sentiments qui dominent le Mémorial : un respect un peu rigide de l’Écriture et la crainte anxieuse d’être à jamais séparé de Dieu. Dans l’affaire du salut, il fallait aller au plus sûr, s’en tenir rigoureusement aux « voies enseignées dans l’Évangile ». L’angoisse de Pascal n’est donc pas une chimère romantique, mais c’est ici qu’il faut la situer. Ce qu’il faut admirer, pour finir, c’est avec quel sens de la Bible le document fut défini par la famille elle-même un « mémorial » 41. Dans la scène du buisson, Dieu dit à Moïse : « Je suis le Dieu d’Abraham..., c’est là mon Nom..., mon mémorial. » Et, pénétrant dans le sanctuaire, le Grand Prêtre devait porter sur son cœur les noms des fils d’Israël, comme un « mémorial » 42. Gilberte ne pouvait désigner plus heureusement un parchemin écrit en lettres lapidaires, comme les tables de la loi ; que Blaise avait porté jusqu’à sa mort « sur sa poitrine » ; et qui devait lui rappeler une visite du Seigneur, ces deux heures exceptionnelles, aire sacrée découpée dans le temps profane comme celle du buisson ardent l’était dans l’espace : « Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi. Feu. »
André BLANCHET, La littérature et le spirituel, t. II, 1960.
1 Le Figaro, 19 janvier 1954.
2 François Mauriac, Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline, Paris, 1931, pp. 100-101.
3 M. Louis Lafuma m’écrit à ce sujet que Blaise n’était pas sans excuses : il avait alors de graves difficultés de trésorerie.
4 Relation de Jacqueline Pascal, Édition des Grands Écrivains, (G. E.), III, p. 69.
5 Lettre du 7 mars 1652, G. E., III, p. 14. Cf. Polyeucte, acte IV, scène II :
Honteux attachements de la chair et du monde.
Que ne me quittez-vous quand je vous ai quittés ?
Et Gilberte écrira de Blaise : « Il témoigna si bien qu’il voulait quitter le monde, qu’enfin le monde le quitta. (Brunschvicg minor, p. 16.) Décidément, c’est toute la famille qui était nourrie de Corneille. (On sait que Corneille est, avec Homère, le seul poète cité dans les Pensées.)
6 Lettre de Jacqueline à Blaise, 7 mars 1652, G. E., III, pp. 11-18.
7 Br., 792.
8 G. E., IV, p. 61.
9 On sait ce qu’est, matériellement, le Mémorial : une feuille de papier écrite de la main de Pascal, et que l’on retrouva, après sa mort, cousue dans son pourpoint, « sur sa poitrine », précise le manuscrit Périer. Cette feuille a été collée en tête du Recueil original des Pensées (Bibliothèque nationale). Elle fut écrite dans la nuit même, semble-t-il. Pascal l’avait enveloppée dans un morceau de parchemin sur lequel il avait reproduit le même texte. Ce parchemin a été perdu, mais les copies que nous en avons présentent un grand intérêt : outre quelques variantes et trois lignes ajoutées, on y remarque un souci de calligraphie et d’ornementation tout à fait insolite chez Pascal. C’est ainsi qu’une croix entourée de rayons ouvre et ferme le texte. On pense à un acte notarié ou encore à une inscription lapidaire ad perpetuam rei memoriam. Ce procès-verbal du pacte de Pascal avec son Dieu n’a évidemment pas été écrit dans la nuit même, mais dans les jours qui suivirent. Les deux documents ont été souvent reproduits, en particulier dans l’Édition des Grands Écrivains (IV, p. 4), et dans le Pascal de Jean Steinmann (Paris, 1954, p. 104). Cf. aussi le Bulletin des Amis de Port-Royal, 1954, et Blaise Pascal, Cahiers de Royaumont (Éditions de Minuit, 1956).
10 F. Lélut, membre de l’Institut, médecin à la Salpêtrière, L’Amulette de Pascal, Paris, 1846, pp. 158 et 161.
11 Louis Lafuma, Pensées de Pascal, Paris, 1951, III, p. 50. Jean Mesnard, Pascal, l’homme et Pauvre, Paris, 1951, pp. 62 et 66, et Revue d’Histoire litt. de la France, janvier 1955.
12 G. E., IV, p. 62.
13 Le vœu émis ici en novembre 1954 s’est trouvé réalisé le 24 novembre 1957.
14 G. E., Pensées, I, p. CLII.
15 Louis Lafuma, Trois Pensées inédites de Pascal, Paris, 1945, p. 51.
16 Maurice Barrès, L’Angoisse de Pascal, Paris, 1918. Henri Bremond (Histoire littéraire..., IV, p. 355) prend un peu trop au sérieux les superlatifs barrésiens. – Excellente mise au point du Père H. Petitot, qui conclut : « Non, il n’y a ici ni extase, ni vision, ni révélation. » (Pascal, sa vie religieuse et son apologie du christianisme, Paris, 1911, p. 68.)
17 De l’Esprit géométrique (Br., p. 196).
18 Léonce Pastourel, Le Ravissement de Pascal, dans Pascal-Racine, Avignon, 1930.
19 Gilberte Périer, Vie de Blaise Pascal (Br., p. 16, et Lafuma Pensées, 1951, III, p. 29). Cf. J. Lhermet, Pascal et la Bible, Paris, 1931, passim.
20 H. Petitot, op. cit., p. 68.
21 Louis Lafuma, Pensées, 1951, III, p. 29.
22 J. Lhermet, op. cit., pp. 166-169. – La forme archaïque : « Cette est la vie éternelle... », que l’on retrouve dans les traductions dépendant de Lefèvre d’Étaples, a fait supposer à M. F. Strowski que, dans la nuit du 23 novembre, Pascal méditait le chapitre XVII de saint Jean (Pascal et son temps, Paris, 1921, II, pp. 355-356). Mais le Mémorial – parmi plusieurs autres, dont deux en latin – ne contient que deux citations de Jean, XVII. Il paraît du moins à peu près certain qu’il avait sous les yeux une Bible, un commentaire ou une concordance.
23 Exode, III, 2 et s. – Se réfèrent à ce même texte : Matthieu, XXII, 32 ; Luc, XX, 37 et Actes, VII, 30-33.
24 Dans la lettre sur la mort de son père (Br., p. 100), Blaise évoque ce « feu du ciel qui tombait sur les victimes »...
25 Ces lignes étaient écrites quand j’ai pu lire la même interprétation du mot « feu » dans le Pascal de M. l’abbé Steinmann (op. cit., p. 102). L’auteur ajoute (p. 106) cette remarque intéressante : sur le parchemin, Pascal a dessiné les mots FEV et DIEV, et eux seuls, en grandes capitales. Nouvel indice, semble-t-il, que « feu » équivaut bien ici à « Dieu tel qu’il se manifeste dans l’Écriture ». – Notre rencontre avec M. l’abbé Steinmann est à noter. Il y a plus curieux : lisant le Mémorial, Louis Périer supposait chez son oncle des « impressions... à peu près semblables à celles que Dieu, paraissant dans le Buisson ardent, fit sur Moïse ». (Louis Lafuma, Trois Pensées inédites de Pascal, p. 53.)
26 Br., 582.
27 Ce cachet, que Pascal fit exécuter à l’occasion du miracle de 1656, porte en son centre un ciel ouvert d’où jaillissent des rayons. N’était-ce pas pour Pascal – pour lui seul – un rappel de sa nuit de feu ? Il avait, en effet, entouré des mêmes rayons les deux croix du parchemin. (Voir une reproduction de ce cachet dans G. E., IV, p. 352.)
28 Henri Bremond estime que Pascal a trouvé dans l’expérience du « feu » le « signe » attendu de sa prédestination. Non pas l’espérance catholique, mais la « certitude » janséniste, pour ne pas dire calviniste, d’appartenir au petit nombre des élus (Histoire littéraire..., IV, pp. 354- 383). Dans son Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline (pp. 143 et 145), F. Mauriac suit trop docilement Bremond, dont les vues sont contredites par la seconde partie du Mémorial où domine la crainte apeurée de la séparation de Dieu.
29 Br., 556.
30 Lettre du 25 janvier 1655. G. E., IV, p. 61.
31 Peut-être Pascal s’est-il souvenu de la prière liturgique avant la communion : Et a te nunquam separari permittas. Ne permettez pas que je sois jamais séparé de vous. » Le mot « séparé », dans ce sens, ne se trouve dans la Bible qu’en Rom., VIII, 35-39. « Je suis convaincu (certus sum) que ni la mort ni la vie... ne pourra nous séparer de l’amour que Dieu a pour nous dans le Christ. » Pascal a-t-il pensé à ce texte ? On pourrait alors se demander si le mot « certitude » ne serait pas le certus sum du même verset.
32 Tous les commentateurs supposent qu’ici Pascal fait sienne la parole de Jésus en croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? (Matthieu, XXVII, 46. Cf. Ps. XXII, 2.) Mais, dans ce texte, l’abandon est considéré comme un fait, non comme une éventualité menaçante. Alors que du torrent des Psaumes monte ce cri : « Mon Dieu, ne m’abandonne pas ! Ne me quitte pas ! Ne t’éloigne pas de moi ! » (Par exemple : Ps. XXII, 12 ; XXVI, 9 ; XXXVII, 22 ; LXX, 18 ; CXVIII, 8.)
33 Br., 556 et 546.
34 Vie, Br., p. 40.
35 G. E. IV, pp. 63-64.
36 Lettre à Mlle de Roannez, novembre 1656 (Br., p. 219). Même profession dans la dix-septième Provinciale.
37 Louis Lafuma, Pensées, 1951, III, p. 52. – On dira que Beurrier a inventé le propos, puisque le « pasteur naturel » de Blaise était le curé de Saint-Cosme. Mais tout se passe comme si, installé chez sa sœur, Blaise en avait adopté la paroisse : il veut être enterré à Saint-Étienne-du-Mont (Testament, Br., p. 251), et le billet d’enterrement précise que Saint-Étienne-du-Mont est « sa paroisse » (Lafuma, p. 75).
38 II Cor., IV, 17 : « Id enim quod in praesenti est momentaneum et leve tribulationis nostrae (pour un jour d’exercice sur la terre)..., aeternum gloriae pondus (éternellement en joie). » « Un jour » rappelle II Petr., III, 8 (cf. Ps. LXXXIX, 4) : (pour le Seigneur), « mille ans sont comme un jour ». – L’édition des G. E., IV, p. 3, propose Ps. LVIII, 17, qui n’a qu’un rapport lointain avec la phrase de Pascal. Cf. aussi Rom., VIII, 18.
39 Vie (Br., p. 34. Louis Lafuma, III, p. 44).
40 Cf. Jean Guitton, Pascal et Leibniz, Paris, 1951, pp. 71-72.
41 Br., p. 141.