Marie Noël
par
André BLANCHET
UN GÉNIE NOCTURNE
Quel beau volume on vient de nous donner ! Sous une reliure originale et simple, voici, rassemblés pour la première fois, tous les poèmes de Marie Noël ! Osons le dire : c’est un événement littéraire. Parcourue d’un seul regard, l’œuvre laisse apparaître ses vrais sommets. À peine en croyons-nous nos yeux : tout le paysage est changé 1.
Quelqu’un m’a dit : « Avant de présenter ce recueil, allez donc voir Marie Noël dans sa maison d’Auxerre. C’est à deux heures de Paris. » Je n’en ferai rien. Qui verrai-je ? Une petite vieille recroquevillée, trottinant sur trois mètres carrés, à la recherche de son fil, de son chapelet et de ses souvenirs. Ou ce fantôme étroitement voilé, en fuite vers la cathédrale, qu’a récemment surpris le photographe de Match. Dépêché par le Figaro littéraire, Paul Guth lui-même n’a pu voir Marie Noël, mais une certaine Mlle Rouget ; il s’est ébahi que de cette bonne femme sans histoire, de cette chambre provinciale, ait pu s’élever une musique si intense, et la plus lue de toutes les œuvres poétiques d’aujourd’hui. À Auxerre même, assure-t-on, l’étonnement ne fut pas moindre, mais d’autre sorte, quand on apprit que cette paroissienne irréprochable, ruban bleu de la vertu, avait osé parler ainsi de l’amour ! Qu’eût dit Auxerre s’il eût su mieux la lire ?
Laissons tranquille Mlle Rouget. Nous ne voulons connaître que Marie Noël, c’est-à-dire, dans notre littérature, la voix la plus nue sous le visage le plus voilé. Respectons le voile, nous entendrons mieux la voix.
Mais peut-être, justement, les pages qu’on va lire lui paraîtront-elles indiscrètes. Aussi souhaite-t-on qu’elle ne les lise pas. Mais comment nous taire plus longtemps quand une grave méprise risque de s’accréditer ? Lisez les critiques : certes, ils apprécient ces airs d’une limpidité de cristal et ces poèmes d’une tendresse si dépouillée qu’on croirait des pastiches du moyen âge, plus réussis que les modèles. Les connaisseurs rendent hommage aux nativités éclairées de l’intérieur comme des toiles de La Tour, à tant de pâques toujours fleuries dont les carillons s’accordent à la paix d’un ciel un peu trop inaltérable. Devant des vierges de faïence, à l’œil bleu, à la joue rose, comment ne pas s’attendrir ? Certains, qui n’y regardent pas de si près, font de Marie Noël une sorte de Deshoulières dévote dont les bergeries délicieusement apprêtées et d’un charme incontestable, ne sauraient pourtant nous atteindre en profondeur. À peine se prête-t-on, et pour un instant, à cette gaieté – de surface ou de commande – commune aux petites filles et aux petites vieilles. « Gaminerie angélique », avait prononcé Henri Bremond. C’est ce mot-épingle qui a fixé Marie Noël dans la gloire, – une gloire légère, une gloire menteuse.
Et pourtant ! Si le pseudonyme de l’auteur a pu contribuer à la légende, certains de ses titres eussent dû suffire à donner l’éveil. Chants inquiets, Chants sauvages, Tourmente, Épouvante, Hurlement : de tels mots n’évoquent, il me semble, ni un moyen âge de confiserie ni un XVIIIe siècle en rubans, mais la poésie telle qu’on l’entend depuis Baudelaire. Marie Noël fut tentée, a-t-elle dit un jour, par le surréalisme. Naïveté ? On a souri. On ne sourira plus. Lue de plus près, son œuvre va nous apparaître bien plus moderne – je veux dire à la fois plus secrète, plus inquiétante et plus belle – qu’on ne l’a dit.
LE SECRET DE MARIE NOËL.
Les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites ?
Souvent il m’en arrive une au plus noir de moi.
Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi
C’est cette folle au lieu de cent que je souhaite.
« Au plus noir de moi. » Soulignons ce mot-clef. Ce qui lui est le plus impérieusement dicté, c’est justement ce qu’elle voudrait taire, ce qui la rend confuse : sa vérité la mieux cachée, la plus troublante. Est-ce bien de moi que naissent tant de chansons folles ? demande cette vierge sage. Mais qui suis-je donc ? De là cette adjuration pathétique :
Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire...
Connais-moi ! connais-moi ! ce que j’ai dit, le suis-je ?
Ce que j’ai dit est faux – et pourtant c’était vrai ! –
L’air que j’ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?
Plus tard, elle s’accusera : « J’ai menti. » Je n’ai chanté tant de chansons gaies que pour tromper mes proches, décourager les indiscrets.
...De son frivole
Je m’enveloppe ; je me couvre de paroles
Pour qu’ils ne trouvent pas le silence où je suis.
Les chemins qui mènent à ma vérité, je les ai obstrués de mon mieux.
... Si quelqu’un d’aventure y passa,
Il est toujours resté plus ou moins en deçà
De l’ombre où j’ai ma source, et mon trouble, et ma flamme !
« Personne, hors vous, n’a vu mon âme », dira-t-elle à Dieu. Comment n’être pas intrigués ? Et bientôt épouvantés, quand nous lisons dans Testament :
Je donne en vain ma nuit d’âme et de corps,
Ma vérité qu’à nul je n’ai montrée...
Je donne à vous à l’entour la détresse
D’un cri qui tourne et n’est pas entendu,
Qui tourne, crie...
Je donne à vous la blessure enfermée
Qui n’ose pas au jour être nommée,
Qui rien n’attend que de mourir tout bas
Hors de pitié et qui ne parle pas.
Aucun doute : il existe un secret de Marie Noël. Secret qu’elle a dissimulé derrière un langage innocent, sous un sourire conventionnel et des vertus domestiques :
Et si ma vérité me revient en plein jour
Comme un crime échappé qui sort d’un lieu farouche.
Je cours, je la jugule et j’arrête sa bouche
De cavale sauvage à l’anneau de la cour.
Mais Dieu, lui du moins, percera sa nuit. À ma mort, dit-elle,
Ne me donnez pas l’air, Seigneur, d’être une sainte...
Ni l’air d’ange que j’eus quelquefois en prière.
Mais retenez la femme que je fus réellement :
Rappelez-la, peureuse et la bouche souillée
De larmes, de douleur et d’épouvante bues,
Ramenez-la, voilant avec ses mains mouillées
La honte de ses yeux que personne n’a vue.
Contre ce moi refoulé dans la basse-fosse, elle s’est battue ; elle a voulu en finir avec lui, comme on étouffe les cris d’un enfant du péché. Écoutez ces mots étranges : « Je m’accuse... Un meurtre... J’ai tué... C’est moi que j’ai tuée. »
Je m’accuse, ô mon Dieu, de m’être ôté la vie
Très lentement au fond d’un puits silencieux.
De ce puits, moins silencieux que ne le croit l’auteur, des cris montent, que nous allons recueillir. Mais déjà, n’est-ce pas, l’œuvre nous apparaît dans un éclairage inattendu. Non, Marie Noël n’est pas un poète gentiment anachronique et que n’aurait pas touché l’inquiétude contemporaine. Poète moderne, génie nocturne, – sœur de Baudelaire, peut-être même d’Antonin Artaud et d’Henri Michaux – nous allons la voir obsédée comme eux par certains mots significatifs : gouffre, abîme, nuit, solitude, effroi 2. Par-delà les âmes simples qui liront ses innocentes ritournelles, c’est à ces frères emmurés qu’elle fait signe :
À tous ceux-là qui très loin sont captifs
Dans le silence ; aux âmes enchaînées
Par la longueur des muettes années
En nul ne sait quels abîmes plaintifs ;
À ceux dont l’ombre a tant de murs sur elle
Qu’ils n’ont jamais pu donner de nouvelle
De leur nuit noire...
FUIR ! LÀ-BAS FUIR !
Tout commence par un besoin d’évasion. Oh ! bien innocent ! Quelle jeune fille ne rêva, l’espace d’une seconde, d’échapper au monde étroit des mères et des commères, à leur regard froid, à leurs maximes paralysantes, à leur sagesse ? Ah ! fausser compagnie à tous ces « habitués » ! Mais ce monde étroit, c’est aussi, ce sera bientôt pour Marie Noël, la condition humaine, où la liberté est tenue en cage, où le cœur étouffe. En sorte qu’un vague malaise, puis la peur, enfin la rage de forcer les murs de la vie, prendront chez elle un sens métaphysique.
Chez cette fille sage qui ne cessa de tourner, telle l’ombre, autour de son clocher, comme attachée à ce piquet, le désir d’évasion se dissimule d’abord sous un masque rassurant. Mais si facile à percer ! Une chèvre parle dans ses vers. Au milieu du troupeau, la chèvre n’est « pas comme les autres », comme les « moutons »,
...ces gens de tout repos,
Qui font tout bonnement tous une même chose...
Je m’ennuie à mourir sur ce chemin morose...
Je n’aime pas brouter l’herbe déjà tondue.
Ce petit foin sans goût, sans fleur inattendue.
Rien de nouveau, rien, rien. Tout est toujours pareil.
En imagination, Marie casse la corde de l’habitude, s’évade, s’évade avec la chèvre. Elle respire alors, en des vers larges, aux coupes libres. Notez tous les mots où s’avoue l’horreur des visages trop connus, le besoin de solitude, d’espace vierge :
Je m’échappe, je cours à travers la campagne,
Je bondis pour trouver quelque peu de montagne,
Je grimpe à des talus très hauts de chemins creux.
On est très bien tout seul, sans moutons, si loin d’eux
Qu’ils semblent tout au fond du val des pierres grises.
Les thyms inviolés ont des saveurs exquises...
Je cours, je broute ici, puis là... Je perds du temps,
Je hume l’odeur froide et sauvage des vents...
Dans ce grand vent sauvage (thème fréquent chez elle), dans l’espace illimité, que cherche-t-elle ? L’amour, bien sûr, mais un amour qui ne soit pas « d’en bas », un amour libre, infini. Contradiction ! Car, sur la hauteur ventilée, à l’écart du monde, c’est le vide qui l’attend et une solitude intenable. (Nous parlerons plus loin de l’amour chez Marie Noël.) Redescendue parmi les moutons, rendue à la vie conforme, elle voit – ou croit voir – un cercle de visages qui l’observe, qui la juge. Quelle est donc, disent ces regards, cette « étrangère », à qui notre monde ne suffit pas ? Marie Noël se sent inadaptée, inutile, rejetée. Ce que répète le refrain lancinant :
Va plus loin, va-t’en ! qui te connaît ? Passe !
Tu n’es pas d’ici, cherche ailleurs ta place.
Séparée des autres par un abîme et pourtant assiégée par eux, se croyant vaguement coupable, elle est la proie d’une peur démente :
... J’ai peur du jour,
J’ai peur de l’homme tout autour
Et même de la femme...
Ce qu’elle veut ? « Rien que fuir. » Mais où ?
Loin des hommes, hors des pays, vers le dernier
Des lieux sans nom...
« N’importe où hors du monde ». Et voici qu’au milieu d’un calme développement sur les cinq pains d’orge de l’Évangile, une haute plainte crève, superbe et folle :
Ah ! je veux m’en aller d’ici ! je veux, avant
L’hiver qui vient, partir à la douleur du vent
Avec mon cœur sauvage, et me perdre en automne,
Et traverser d’un cri les temps désespérés,
Le noir du monde, avec les esprits égarés
Que le bleu du ciel abandonne.
Pour fuir le monde et ses regards de juge, de Baudelaire à Kafka, tous les « esprits égarés » ou s’envolent, ou se terrent, ou se métamorphosent ; contre ceux qui les pourchassent ils se retournent avec violence : ces timides deviennent enragés, ces faibles frappent au hasard. Mais la lutte n’est pas égale : traqués, ils appellent à eux le néant. Ainsi Marie Noël.
L’un de ses plus beaux poèmes, le Chant dans le Vent, est un apologue, mais dont le sens nous paraît clair. Le Vent – le Vent désespéré « que la terre et le ciel ont trahi » – fuit, n’importe où, pour soustraire sa « fille » à tout regard. Et, contre les indiscrets, il devient féroce. Le Vent, ne serait-ce pas Marie Noël elle-même, folle de peur, dérobant à tous son âme secrète, et rêvant de griffer les « visages » qui l’approchent de trop près ? Des chasseurs montent à l’assaut du « plateau sauvage » où le Vent cache son nid, son enfant, son « secret ». (La chèvre, déjà, s’isolait sur le plateau sauvage, mais l’accent, de bucolique, est devenu tragique.) L’obsession de Marie Noël s’est introduite en rafale dans ces vers de onze syllabes, sans césure, à l’aile cassée :
Ils veulent aller prendre en la solitude
Le secret du pays âpre, mais le vent
Farouche, le vent, de toutes ses mains rudes
Leur barre l’espace autour de son enfant.
Il oppose à leur marche ses mains hurlantes,
Il retourne leur route, il dresse contre eux
Un mur désespéré d’ailes violentes,
Part, au loin s’appelle et revient plus nombreux.
Il pousse les bois sur eux, il fonce, crie,
Leur jette aux yeux les ifs, les buissons de houx,
Il refoule avec les branches en furie
Leurs aventureux visages à grands coups.
Ce qui suit ne laisse aucun doute. Marie Noël s’est souvent comparée à un oiseau chanteur mais invisible. Or, ses voisins l’ont identifiée, les curieux, traquée. Elle dit au « grand Vent de (son) pays triste » :
Veux-tu pas m’aller cacher ? Je suis en fuite.
Je chantais dans un bois noir, mais le sentier
Des chasseurs s’est mis soudain à ma poursuite.
Ils prétendent me voir le cœur tout entier.
Ils veulent s’emparer du nid de mon âme.
Mais nul ne le trouvera...
Celle qui tremble trop pour être entendue,
Si tendre qu’un seul, qui ce soir remuerait
Le feuillage où palpitante elle s’est tue.
D’un regard, d’un seul à peine, la tuerait.
Plus bouleversant encore par son humilité, le Chant de Crapaud ne dit pas autre chose.
Un chant... Dans la nuit noire une voix qui se cache.
Qui chante ? Ô Dieu ! mieux vaut qu’on n’en soupçonne rien
Et que, puisque c’est moi, personne ne le sache...
N’allez pas regarder qui je suis sous la mousse ;
Un pauvre être honteux qu’il faut laisser dessous.
Je suis là goutte à goutte en train de disparaître...
Je ne suis rien...
N’approchez pas.
« En train de disparaître. » Le pauvre être s’immobilise, s’amenuise... Patience, semble-t-il dire, bientôt, moi qui ne suis que trop visible, je ne serai plus rien. Ah ! s’il pouvait se dissoudre dans le néant vaste et noir.
À LA RECHERCHE DU JUGE.
Où courez-vous, ma mie ?
Me perdre au temps mauvais.
Que cherchez-vous, ma mie ?
Un lieu sans moi ni vous.
Sans moi ! Car, le monde une fois congédié, la conscience n’est plus torturée par les autres ; mais, se trouvant enfin face à elle-même, elle se fait son propre bourreau. À la fois « plaie et couteau », dit Baudelaire, elle se divise pour s’accuser. Feu éternellement allumé dans les ténèbres, elle est, écrit Marie Noël, « ce mal qui ne peut ni vivre ni mourir ». De là ce vœu : « N’avoir plus jamais de moi », « guérir d’être immortelle ». Impossible ! Tu « ne dormiras pas, même dans la mort ».
Alors naît une soif terrible comme l’enfer : le besoin d’être connu en vérité. Et l’on s’aperçoit qu’en récusant le monde comme juge, c’est le vrai Juge que l’on cherchait. « Connais-moi ! connais-moi ! » supplie Marie Noël. Ainsi Lautréamont, de métamorphose en métamorphose, se retrouve sans cesse face à Dieu. Ainsi Kafka, dans son « terrier », à la fois fuit et cherche : cherche son Juge. Ainsi Michaux devant « le Roi ». Que font ces écrivains, sinon nous entraîner avec eux jusqu’à cette profondeur où se situe le livre de Job ? Si Job écarte tous ses « amis », c’est pour courir un risque autrement redoutable : celui d’un tête-à-tête avec la Vérité vraie, avec Dieu. Voilà qui fait bien voir à quelle authenticité humaine atteignent certains écrivains d’aujourd’hui. Ces poètes que d’aucuns prennent pour des timides, des fuyards, des lâches, ne seraient-ils pas des pionniers de l’aventure spirituelle et, de tous les hommes, les plus audacieux ?
Seulement, parvenus à ce « seuil », ils se heurtent à un « interdit » : celui de la transcendance. Le Juge tant appelé est « sans visage », et le tribunal devant lequel ils se traînent reste muet. On ne met pas la main sur Dieu ! Il serait passionnant d’examiner comment les écrivains nommés plus haut tournoient, déconcertés, devant une lumière qui, pour des yeux non purifiés et trop faibles, équivaut à la nuit, comment ils hésitent entre l’humilité et l’orgueil, entre l’adoration et d’impressionnants blasphèmes.
Ne parlons que de Marie Noël. Les deux poèmes les plus étendus de son œuvre sont consacrés au Jugement. Mais entre le premier, Vision, qui date de 1912, et Jugement, écrit vingt-trois ans plus tard, quel chemin parcouru ! Vision décrit l’âme arrêtée « sur le seuil » du ciel... par la peur. Peur de qui ? Non pas de Dieu, mais des saints « assis en rond » pour la juger. « Comment affronterai-je une telle assemblée, moi qui sur terre me suis cachée aux gens ? » Une imagination obsédée, et pas encore purifiée par l’épreuve, ne voit dans « l’effrayant Paradis » que les « justes » de la terre, rendus plus assurés encore et juchés sur des trônes. En somme, celle qui fuyait le jugement du monde, retrouve le monde, retrouve Auxerre. Même phobie des regards : entrer au Ciel ? « Je n’ose pas. » Comment entrer, « pendant que tous ils me regarderont » ?
Quand je les rencontrais l’un ou l’autre sur terre,
J’en avais peur, je cachais vite mes pensers,
Mes rêves, mes amours à leur regard austère...
Et maintenant les voilà tous !...
De ce paradis pour diplômés de la vertu, elle se sent chassée « comme un chien ». « Va plus loin, va-t’en ! Qui te connaît ? Passe ! » Elle en appelle des saints à Dieu. Mais enfin, à cette époque, une imagination trop attachée au sensible la sépare à la fois de son âme et de Dieu. Dieu lui-même va venir à elle, va descendre dans la nuit de son âme. Les affres décrites par les poètes abyssaux vont repasser sous nos yeux, mais affectées du signe chrétien. Désespoir, révolte, blasphèmes même frémiront parfois sur ses lèvres. Mais l’amour aura le dernier mot. Plus dur que l’enfer, plus obstiné que la nuit, l’amour, au bout du tunnel, verra naître un autre soleil.
LE PUITS D’HORREUR DANS LE JARDIN D’ÉTÉ.
Fuyant le monde, chassée d’un ciel d’imagerie pieuse, Marie Noël est tombée dans son âme. Qu’elle est vaste ! Qu’elle est vide ! Dans ces profondeurs, quel monstre l’attend, ou quel Dieu ? La grande aventure est commencée.
Comment cela lui est-il arrivé ? Une allégorie charmante – et transparente – (comme en composent les mystiques) nous le raconte. Jeune fille à l’âme toute simple, je partis, dit-elle, au jardin avec mon chapeau de beau temps et mon petit panier. Aucun danger, me dit-on. Seulement, « ne va pas seule en ton âme. Car c’est un grand pays, plein de malaventure ». « Car qui sait quels abois sont en prison derrière ? » Dieu la bénit. Elle part.
Au jardin je suis entrée...
– Ô danger qui n’a rien dit –
Au jardin d’après-midi,
J’ai mon âme rencontrée,
Comme en l’herbe haute un puits
Ouvert à la dérobée,
Mon âme, béante nuit...
Et dedans je suis tombée.
Marie Noël se représente son âme, à la manière de Baudelaire et de certains mystiques, comme un océan où elle perd pied, un gouffre qui l’aspire, l’engloutit vivante. Qui pourrait la retenir au bord ? Ses proches restent à la surface. Elle tombe.
Adieu ! mes parents, mes proches,
Ces yeux, ces voix, ce foyer...
J’entends que mon âme approche
À grands flots pour me noyer.
Adieu ! la nuit va me prendre,
Allez tous dormir, allez !
Qu’on me laisse enfin descendre
Dans mon mal pour l’appeler.
Elle tombe, dévale tous les degrés de l’horreur, et pousse un cri dément.
Pour trouver dans la nuit seule
Le cri qui va me tuer.
Ah !...
Elle a beau supplier : « Ô gens de foi qui passez, à moi vos mains ! » Elle est trop bas : nul ne l’entend. L’exacte piété ne suffit plus. Au fond de ce « gouffre », de cette « bouche d’effroi » où « baille l’horreur éternelle », Dieu n’est plus qu’un « éclair sans visage », une lumière noire concentrant ses feux sur le seul péché.
Et, par-dessous, la mer
D’épouvantable eau basse
Et, dedans, Dieu, la face
Retournée à l’envers...
Et des péchés, dedans,
Qui crèvent, les yeux vides ;
Et des remords flottants
Entre les eaux livides...
La foi n’a plus où s’agripper. Non seulement son visage, Dieu cache aussi son cœur. Il paraît féroce :
Dieu, le Noir, le Puissant,
Le Seul ! Et sa loi seule
Qui tourne... et tout le sang
Du monde sous la meule.
Tentation de révolte. Marie Noël y gagne de pouvoir entrer dans la souffrance d’une mère qui pleure son enfant. Dénudée jusqu’à l’os, l’expression fait penser à Villon. Et, tout à coup, ce « hurlement » :
Que me veut-on ? Que j’aille et prie,
Quand vient le soir,
Leur Dieu, leurs saints et leur Marie
Pour te revoir ?
C’est contre eux tous que mon sang crie
De désespoir !
Ces loups du ciel, voleurs de vie !
Cette fois, ce n’est plus Villon, c’est Rimbaud. Écoutons encore cette plainte de Rachel devenue folle, et qui, peut-être, n’a jamais été si près de Dieu.
Vous êtes Dieu, Vous êtes bon...
Vous l’êtes... mais mon sang dit non !
Je le dis, mais le cœur que j’eus
Pour y croire, je ne l’ai plus.
Ou encore cette ironie atroce de la mal-aimée :
Vous aurez beau maintenant me faire entendre
À l’oreille les sept voix du Saint-Esprit,
Quel Verbe, si Dieu soit-il, pourra me rendre
Le mot d’amour que personne ne m’a dit ?
Sachons gré à Marie Noël d’avoir maintenu, dans toutes ses éditions, ces invectives que nous avons pu entendre dans la bouche de saintes femmes. Poète moderne, elle devait enregistrer ces oscillations puissantes de l’océan intérieur, ces mouvements de l’abîme qui se moquent de la volonté sans échapper à la conscience. Quand nous subodorons du christianisme dans certains blasphèmes de Baudelaire ou de Rimbaud, des critiques incroyants s’ébahissent : Marie Noël s’y connaît mieux qu’eux.
Rien – sinon la poésie – ne peut dire l’horreur de ce lieu où, tombant, l’âme se croit en enfer et déjà damnée. Baudelaire, dites-vous, cultive trop savamment la fleur du mal pour qu’on le croie tout à fait sincère ? Les violences de Lautréamont sentent l’artifice ? Douterez-vous de Marie Noël ? Elle les rejoint dans l’atroce :
C’est l’heure où lentement des orbites sans yeux
S’ouvrent comme des puits fixes dans les ténèbres.
Où le ver des tombeaux ondoie en nos vertèbres...
La douleur m’a jeté garrottée dans sa forge.
Elle m’a retourné les deux yeux à l’envers
Pour m’empêcher d’y voir ; elle a tordu mes nerfs
Pour m’étrangler comme des cordes à ma gorge.
Ici, c’est Antonin Artaud, génial et dément, que vous croiriez entendre. Certes, les écrits de Marie Noël respirent le bon sens : le plus savoureux, le plus solide. Pourtant, comme beaucoup d’artistes, elle s’inquiéta de certains troubles nerveux et se soigna en clinique. Mais peut-être ces troubles indiquent-ils seulement l’entrée dans les profondeurs ? Ils sont propres, en tout cas, à ébranler le confort, à désarçonner la suffisance, à établir l’âme dans un dénuement que ne réalisera jamais au même point l’ascèse la plus volontaire. Décapant la vie de toutes ses illusions, dévoilant la mort, ils affichent sur le mur de la nuit l’urgence de l’option spirituelle. Sur l’écran des ténèbres se projette le drame unique, celui que voient à nu les mystiques : Dieu est là. Le démon aussi. Il faut choisir.
Ce que suggérait l’œuvre de romanciers comme Dostoïevski, Bernanos et Julien Green, se retrouve – transposé sur le clavier poétique – chez Marie Noël. Écoutons-la décrire l’attaque du « vent noir » : dénuement, peur de Dieu, proximité du démon :
Personne au ciel, personne au monde
Dévasté,
Personne dans sa nuit profonde
N’est resté.
Elle n’a plus ni Dieu, ni Père,
Plus jamais
Ni toit, ni seuil, ni ciel... Elle erre
Hors de paix.
Est-elle folle ? Est-elle morte ?
Un grand cri
Jusqu’au bout de l’angoisse emporte
Son esprit.
Dieu !... Ah ! ma petite colombe
En a peur.
Au fond de ce gouffre elle tombe,
Elle meurt.
Est-elle morte ? Est-elle folle ?...
L’ange amer
Qui l’emporte peut-être vole
En enfer ?
Aucun doute : il s’agit d’un combat spirituel. « Vous avez été, dit-elle à Dieu, mon unique adversaire », « le risque ténébreux que j’ai couru sans armes ». Sans armes, oui, car dans la nuit, comment « discerner » les esprits ? Est-ce Dieu qui la purifie ? ou le démon qui se joue d’elle ? (Qu’on se rappelle l’incertitude du pauvre prêtre dans le Soleil de Satan.)
Personne n’était Vous, ni chair, ni sang, ni voix,
Ni regard, ni pitié dans le vide, personne !
Je vague abandonnée à la terreur des cieux.
Je m’accuse... J’ai dans l’âme une place impie,
Un lieu vertigineux où je suis poursuivie
Dans une arrière-nuit par un arrière-Dieu ;
Un gouffre sans naissance au fond toujours ailleurs,
D’où souffle, par-dessous les époques profondes,
Quelqu’un sourd et muet qui met le Mal au monde
Et qui peut-être est Vous... ou ne l’est pas, Seigneur.
Ô Dieu trop grand, trop noir, que je ne connais pas.
Dans une de ses très rares confidences directes, Marie Noël nous dit :
... J’avais perdu le visage de Dieu, la joie de la foi – si ce n’est la foi elle-même, et rien ne me restait pour vivre hors je ne sais quelle espèce d’amour aux yeux crevés qui sans plus rien voir adorait encore 3.
Elle ajourna longtemps la publication des Chants et Psaumes d’automne : elle craignait de scandaliser. Bien à tort : n’est-il pas évident que, croyant ne plus croire, ne plus prier, elle croyait encore et priait plus que jamais ? J’ai lutté, dira-t-elle, « de tous mes os aveugles, sans me rendre ». Ayant dénoncé « le mal dont je me meurs : la Nuit », elle reconnaîtra aussi que la Nuit, école des saints, fut sa lumière. C’est la douce main de Dieu qui l’a conduite « à l’épouvantement ». Elle pourra alors, sinon conduire les autres « dans la grande Nuit où », dit-elle, « personne ne guide personne », « du moins leur dire : courage ! j’ai passé par là ! » Elle leur donnera ce conseil, emprunté aux auteurs spirituels les plus sûrs, mais lesté du poids de l’expérience :
Quand ton cœur coulera dans l’ombre intérieure
Comme un noyé par l’eau fatale enseveli,
Quand tu verras ton Dieu cessant de te défendre,
Qu’à jamais tout regard s’est retiré de Lui,
Rien ne te sera plus que vide, sauf apprendre
Un seul mot, ta leçon, un seul sans autre : Oui.
Dis-le, docile, et coule. Avale tout l’abîme
Où le ciel renversé sombrement s’engloutit.
Coule, joignant les mains... C’est au fond qu’est la cime...
Ah ! quelle délivrance est au fond de l’abîme !
Voici ma joie avec son glaive de vainqueur.
L’AMOUR PERDU ET RETROUVÉ.
On s’étonnera. Que faites-vous, dira-t-on, de cet amour humain – si humain ! – qui occupe une telle place dans l’œuvre de Marie Noël ? Non, nous n’oublions pas l’inoubliable chanson de la mal-aimée. Mais c’est maintenant, semble-t-il, que nous en pourrons pénétrer le vrai sens.
Certes, c’est de tout son cœur, avec tout son corps, que Marie Noël a appelé l’amour, réclamé le bien-aimé. Mais quel amour ? et quel bien-aimé ? Un homme ? Un Dieu ? Elle attend un amour senti, mais infini ; infini, mais senti : l’impossible ! Aussi ses premiers vers présentent-ils la riche ambiguïté du Cantique des Cantiques.
Demain, demain, quand l’Amour
Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
Sur mon cœur sauvage,
« dans l’Amour si grand, si grand, je me perdrai toute », « je brûlerai vive », « je me noierai toute », « au fond de ce gouffre » : les mêmes images devaient lui servir plus tard ! C’est dans un jardin de printemps qu’elle se porte d’abord au-devant de l’aimé ; à l’été de sa vie, c’est dans le même jardin, nous l’avons vu, qu’elle s’est heurtée au « puits », est tombée dans 1’« abîme ». Vers l’Amour sans limite et sans fond, elle aura marché tout droit, toute sa vie, mais les yeux bandés. Quel instinct la guidait ?
Très tôt, semble-t-il, elle connut son destin :
Chèvre, tête indomptée, o passant, si rétive
Que nul n’osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive.
Quand l’aimé parut, elle craignit la prison de ses bras (« Et s’il t’ouvre les bras... arrête, tiens bon, lutte ! »), et se jeta en arrière.
L’époux venait à moi...
Quand il est arrivé j’avais fermé ma porte.
Où rejoindre en courant les autres amoureuses
Qui toutes m’ont laissée au milieu du chemin
Si long, si long encore, où je me lasse en vain ?
Au loin fument, au loin, les demeures heureuses.
Qui m’aidera maintenant à porter mon cœur ?
Cette plainte si vraie, un vrai poète ne pouvait la taire. Car l’Amour divin, – ce « précipice obscur » vers lequel, attiré par un leurre, on s’avance, et qui s’ouvre enfin sous les pas surpris – n’offre d’abord à une sensibilité non purifiée aucune pâture. S’adressant à Dieu et résumant sa vie, Marie Noël gémira :
Nul baiser, pas même rapide.
Ni tendresse, même un instant,
Nulle caresse en ces mains vides
Hors la tienne, de temps en temps.
De l’épreuve purifiante, Marie Noël va sortir allégée, plus libre, toute neuve ; et sa gaieté, devenue plus grave, sonnera plus clair encore.
Ce moi-même si las, si lourd
Que j’avais la nuit et le jour,...
Je l’ai par terre abandonné
Et je vire et je vole, gaie
Comme un papillon nouveau-né.
Rien n’est, rien ne veux, rien ne suis.
De n’être plus, de n’être rien,
Je ris ! Et nul ne me retient
De rire à tous les vents, légère,
Plume sans nid, graine sans aire...
Ô Père, je ris d’être morte.
Pour le dire en passant, peut-être tenons-nous ici le secret de la poésie noëlienne. Mortifiée et translucide, pauvre de couleur mais riche de clarté, pure comme neige mais secrètement brûlante, elle ne se refuse à l’expression trop chargée que pour mieux livrer passage à une chaleur et à une lumière dont le foyer se situe au-delà des sens. Poésie négative, pourrait-on dire (comme on dit : théologie négative), qui craint de limiter ce qu’elle nomme, qui efface le visible et s’efface elle-même pour mieux suggérer l’invisible.
Marie Noël gardera pour elle le Christ à l’agonie, dont elle a partagé la déréliction, l’angoisse, la peur. Mais aux autres elle ne cessera d’annoncer la familiarité stupéfiante du « Dieu noir » auquel la crèche a donné un visage d’enfant, qui investit nos vies par les sacrements et les réjouit par les fêtes carillonnées. Elle mettra en chansons toutes les « heures » du clocher. En sorte qu’une critique distraite parquera Marie Noël dans l’exploitation plus ou moins folklorique des mystères joyeux. Mais des lecteurs plus attentifs admireront qu’elle en sache tant sur la souffrance et que sa voix agisse comme un baume sur les cœurs inquiets. C’est que sa paix fut conquise sur la tourmente, et sa lumière sur la nuit. Regardez-moi, semble-t-elle dire, à tous les angoissés d’aujourd’hui. Trop grand, Dieu vous effraie ? Faites-vous, comme moi, tout petits.
De toi, dans ton noir Infini,
Je n’ai pas peur. J’ai fait mon nid
Dans le creux de ta main obscure,
Devant les mystères insondables de l’existence, au bord du gouffre, vous reculez ? Moi, je ferme les yeux. Je coule à pic. Et je ne vois plus l’abîme, je ne crains plus Dieu : je le contiens.
Je laisse en m’endormant couler mon cœur en Vous
Comme un vase tombé dans l’eau de la fontaine
Et que vous remplissez de Vous-même sans nous.
MARIE NOËL ENTRE DEUX MONDES
Quand Dieu a soufflé sur ma boue pour y faire prendre mon âme, Il a dû souffler trop fort. Je ne me suis jamais remise de ce souffle de Dieu. Je n’ai jamais cessé de trembler comme une chandelle vacillante entre deux mondes.
M. N.
Second volet du diptyque. L’œuvre de Marie Noël est maintenant toute sous nos yeux. Le volume de ses Notes intimes équilibre, en prose, l’Œuvre poétique 4. Chants et notes sont de même poids. On songe à certaines horloges, patiemment menuisées au temps jadis par des artisans de province, et qui font apparaître tour à tour deux figurines : Jean qui pleure et Jean qui rit. Mais ce n’est pas tout à fait cela, car l’un comme l’autre recueil contient à la fois joies et peines. Seulement, dans sa poésie, Marie Noël enchante même sa peine, tandis que sa prose met tout en question, même sa joie. L’Œuvre poétique, c’est la vie qui chante, les Notes intimes, c’est la vie pensée. Cependant qu’entre Marie qui chante et Marie qui pense l’unité profonde se retrouve aisément : c’est Marie qui prie.
Ces Notes n’ont pas été écrites pour être publiées. Elles sont donc – c’est si rare ! – véritablement intimes. Y faisant allusion dans La Neige qui brûle (il n’y a que deux ans de cela), Raymond Escholier disait encore : « Ces Notes doivent demeurer secrètes. » Marie Noël les écrivit pour tenter de voir clair dans ses états intérieurs. Elle souhaita d’abord les lire à son conseiller spirituel, l’abbé Mugnier, mais « en confession ». « Dans ces Notes, lui dit-elle, il n’y a que moi. Moi devant moi, comme si j’étais seule au monde. » L’abbé l’engagea à persévérer, lui faisant entrevoir le soulagement qu’y pourraient trouver des incroyants, et aussi des croyants à l’âme troublée. Un autre confident, Édouard Estaunié, trancha : vos Notes sont « aussi belles » que vos vers. C’était en 1933. Jusqu’à hier encore, nous venons de le voir, toute idée de publication fut farouchement écartée. Et puis, tout d’un coup, Marie Noël a cédé. Comme elle a eu raison !
Voici l’un des livres les plus vrais que je connaisse. Une vie – notre vie à tous – s’y reflète, avec ses jours de soleil et ses temps de pluie, ses larmes et ses sourires, son ciel, son purgatoire, son enfer aussi. Non, ne vous attendez pas à un sérieux trop constant. Une malice gauloise, et j’allais dire gaillarde, une malice d’enfant, mais d’enfant terrible, dégonfle le pathétique, dès qu’une sottise y montre le bout du nez. Continuité de la tradition française ! Voltaire est trop sec, Rabelais trop épais, et leur rire ne sonne qu’en surface. On pense à un Montaigne, d’esprit aussi délié mais moins flottant, et que le tragique de l’existence eût blessé et fixé. Citez-moi un écrivain de chez nous qui ait aussi bien gardé le naturel dans le surnaturel. J’allais oublier la grâce – non dépourvue d’astuce – de la femme ; et l’art de charmer les mots ; et cette ronde des phrases, toujours simplement vêtues, mais qui se tiennent par la main et qu’enlève un rythme où rien ne cloche ni ne pèse.
Le recueil est dédié : « Aux âmes troublées. » Mais l’auteur n’est pas sans appréhension. Devant les « audaces » de sa pensée, qui ne comprend son inquiétude ? Ne vais-je pas, dit-elle, troubler ceux qui ne le sont pas ? Répandre mon doute comme une contagion ? « Ce n’est pas, conclut-elle, une lecture pour tous. »
Tout le charme que j’avais, toute ma grâce de Dieu, je l’ai donnée dans mes chansons.
Ici, dans ces notes, je jette tout ce que j’ai de mauvais comme dans un coin secret de derrière la maison,
Ce que j’ai de dur, de sec, de trop lucide, les cailloux aigus de ma pensée qu’il me faut casser un à un pour me délivrer de leur pointe...
Toute ma vie j’ai gardé les mauvais secrets de mon esprit et je n’ai fait, je crois, de mal à personne. Je ne voudrais pas en faire après ma mort et je crie à ceux qui trouveront ces feuilles :
Gardez-vous de moi !
De parti pris, je ne retiendrai de ces Notes que cet aspect à première vue déconcertant : une si bonne paroissienne s’exprimant parfois comme la plus « libre » des « penseuses ». Quoi ? cousinerait-elle avec Paul Bert, son très « laïc » compatriote dont la massive statue écrase le pont de l’Yonne et paraît défier tous les clochers d’Auxerre ? Mais non. Infiniment plus hardies, ses audaces à elle ne pèsent pas, n’écrasent rien ni personne. Entre terre et ciel elles prennent leur envol..., elles volent... ; elles vont se perdre dans le noir, puis dans le clair de Dieu. Rassurez-vous, Marie Noël : apaisant les troublés, troublant les dormeurs, votre livre est vraiment une lecture pour tous.
⁂
Liberté : tel est peut-être le mot-clef de cette vie si bien recluse. Nativement, par l’élan le plus irrépressible de sa nature, Marie Noël aspire à la liberté sous toutes ses formes : physique, intellectuelle, spirituelle. Horreur des clôtures, barrières, limites et interdits. Elle aime – elle est – la chèvre indisciplinée qui (en rêve !) fausse compagnie au troupeau, et gagne les hauteurs dangereuses pour y respirer un air irrespiré. À cet être libre, tout ordre imposé fait d’abord scandale.
De la famille, par exemple, quel mal n’a-t-elle pas dit ? La famille nous « plie à ses préjugés », nous « asphyxie », nous « stérilise ». En famille, on (les femmes surtout) « se surveille, se jalouse, se gêne mutuellement ». Vous avez votre âme à vous, bien à vous, une lueur de génie personnel qui parfois passe dans votre regard ? Voilà qui ne se pardonne pas. Cachez-vous, ou sauvez-vous ! Quant à elle, elle a cru de son devoir – mais était-ce bien son premier devoir ? – de se livrer à la machine broyeuse et concasseuse. Elle l’avoue, avec un sourire un peu triste :
Je ne me suis pas assez aimée. Toute ma lutte a été de me tordre, de m’élimer, de m’atténuer, de m’user et raboter tous les jours pour faire passer – difficilement – mon chameau et ses bosses par le trou de l’aiguille bourgeoise, paroissiale ou familiale.
Dieu me pardonne ! Mais quand Gide a lancé son « Familles, je vous hais ! », voulait-il dire autre chose ? Et ce mot fameux va-t-il plus loin que l’aveu de Marie Noël : « Par la famille, pour la famille et ce monde autour, j’ai compromis – perdu peut-être– mon âme et mon œuvre. » Elle s’est senti parfois de vastes ailes de poète, de mystique, de poète mystique ; mais, se voulant asservie aux menus devoirs quotidiens, elle se les est consciencieusement rognées. Dans un morceau d’un tour charmant, elle rêve : « Si j’étais plante..., si j’étais animal. »
Si j’étais plante, je ne voudrais pas être de ces plantes utiles qui ont trop affaire à l’homme. Ni avoine, ni blé, ni orge parqués, sans pouvoir en sortir, dans un champ en règle,... ni surtout ces légumes soumis et rangés, ces carottes alignées, ces haricots qu’on dirige à la baguette, ces salades qu’on force à pâlir en leur serrant le cœur...
J’accepterais encore d’être herbe à tisane, serpolet ou mauve, ou sauge, pourvu que ce fût dans un de ces hauts battus des vents où ne vont les cueillir que les bergers. Mais j’aimerais mieux être bruyère, gentiane bleue, ajonc, chardon au besoin, sur une lande abandonnée...
Et si j’étais animal, je ne voudrais pas être bête de maison ou de ferme... Non ! Non ! J’aimerais mieux être lièvre, ou renard, ou biche, ou rossignol qui ne rencontrent l’homme jamais que le jour où il les tue.
Elle conclut, tristement :
Et j’aurai été toute ma vie animal des plus domestiques, bête de somme, chien attaché, serin en cage. Ou légume à faire la soupe. C’était la volonté de Dieu.
Mais comment Dieu, qui est Liberté, peut-il, non seulement tolérer, mais vouloir pour sa créature cette contrainte meurtrière, cet étouffement ? Première antinomie, premier scandale. Nous en verrons d’autres. Car si l’ordre de la maison est le premier senti, c’est tout ordre qui trouve Marie Noël d’instinct rétive, tout ordre préexistant et devant lequel il lui faut plier. Une liberté créée pour plier, quel destin absurde ! Soupçonnant un mystère, elle se soumet, certes, mais sa lucidité alertée et souffrante attend une réponse. Ce n’est jamais sans quelque effroi qu’elle évoque « les Puissances sévères et sacrées : Famille, Religion, Église ». Sur elle comme sur beaucoup de nos contemporains – Bernanos, par exemple, ou Graham Greene, ou Mauriac – l’Église pèse de tout son poids humain, elle l’oppresse : j’entends l’Église en tant qu’institution et ordre social, l’Église armée de règles et de défenses et disposant de tentacules administratifs qui vont chercher, atteindre et lier chaque fidèle jusqu’au centre du cœur. Marie Noël comparera la Loi de l’Église à celle qu’impose la belle-mère à sa bru, et qui paraît plus dure que celle de l’époux.
... Chez Mère Église, je n’ose guère être moi-même. Je me tais. J’ai peur d’elle dès que je pense – je redoute ses mains humaines qui sont dures et inflexibles – mais pour l’amour de Toi, Seigneur, je ferai tout ce qu’elle voudra...
... Dis-lui qu’elle ne serre pas trop, sur ma poitrine, ses mains puissantes, dis-lui qu’elle me laisse respirer un peu.
Élevée dans un milieu mi-anticlérical, mi-jansénisant, les « Messieurs prêtres » lui ont longtemps fait peur. Il semble qu’elle ait souffert sous le verbe autoritaire, sous la main pesante de certains directeurs de conscience. De là cette règle de conduite :
... Éviter habituellement les gens d’Église. C’est un danger pour le jugement, la pensée et même pour les simples opinions que de fréquenter trop des hommes « infaillibles ».
Gardez-vous du levain de prêtre... Prêtre ? non ! pas ce mot-là qui est trop grand, trop saint. Gardez-vous du levain de clerc 5.
C’est de simple bon sens. Rien, ici, de l’anticléricalisme moderne, de sa hargne bête, de son mépris du sacré. Nous sommes en chrétienté, et nous entendons s’élever du fond des temps un petit air narquois de fabliau. Ce qui trouble vraiment Marie Noël est beaucoup plus grave.
La vérité révélée par Dieu nous est transmise par l’Église, par des hommes d’Église, par des hommes. Ils la définissent. Mais quelle « contradiction » ! Dieu infini-Dieu défini ! Dieu réduit à nos petites têtes ! Dans le passage qui suit, Marie Noël ne critique pas le dogme tel qu’il est compris et proposé par l’Église, mais – fort justement – tel que le conçoivent la plupart des incroyants et peut-être aussi, hélas, un certain nombre de catholiques.
Quelle idée étrange, étroite, nous faisons-nous parfois de la Vérité de Dieu ?
Par quelle présomption nous la représentons-nous comme un domaine de lumière limité dont les propriétaires de droit divin ont, une fois pour toutes, placé les bornes...
La vérité de Dieu, une fois révélée, telle qu’une fois elle a tenu tout entière – tout entière ? – dans la tête de douze hommes et de quelques autres, doit s’arrêter là au mot qui fut dit.
De peur qu’elle ne s’échappe, nous l’enfermons, nous la gardons au tombeau, nous l’entourons de gardes, nous roulons sur elle la lourde meule qui l’empêchera de fuir, et nous posons sur la pierre le sceau de l’autorité.
Que de précautions, de captivités, de défenses, de menaces, de procès, de sentences pour conserver à jamais inviolé, dans son immobilité sacrée, le corps – le cadavre – de Dieu.
Le danger n’est certes pas imaginaire. Danger de séparer les dogmes du Mystère qui leur donne sens, vie, prolongement infini. Danger de pétrifier la Vérité révélée, d’en faire un objet taillé à notre mesure, dominé par notre raison, une chose inerte et limitée, que nous tenons morte en nous, de peur que, vivante, elle ne nous échappe, et que, infinie, elle ne nous oblige à nous dépasser et à nous perdre. Qu’elle est donc purifiante cette dénonciation du littéralisme ! Il n’est que trop vrai : la lettre tue Dieu, tue la Vérité de Dieu en nous, si elle n’est pas vivifiée par l’Esprit. Marie Noël n’entend certes pas nier la nécessité d’une « autorité » qui conserve intactes les lumières apportées par le Christ, et balise pour nous les chemins du salut. Car les dogmes ne sont pas comparables à des points noirs, à des zones interdites au regard, mais à des sources lumineuses, à des constellations qui nous orientent dans la nuit qu’est pour nous le trop lumineux, l’aveuglant Mystère. Le dogme est une prégustation de la Vérité éternelle. Que l’autorité établie par le Christ laisse s’éteindre ou vaguer aux quatre vents de la raison les certitudes descendues du ciel, et nous-mêmes nous vaguerons au hasard dans une nuit sans repères et plus noire que jamais.
Marie Noël sait tout cela, mais c’est justement parce qu’elle est inébranlablement ancrée dans la foi et attachée à l’Église qu’elle ose épouser les difficultés des incroyants et qu’elle leur propose un christianisme où leurs aspirations les meilleures ne soient pas bafouées, mais comblées. Ses remarques – et parfois ses malices – ne visent de très petits théologiens que pour mieux exalter la grande théologie. Elle comprend, elle épouse toute l’audace de certains poètes-prophètes, – mais c’est pour aller plus loin qu’eux.
L’anticléricalisme de Hugo : intolérance de « Voyant ».
Les visionnaires, les prophètes n’ont jamais beaucoup aimé les Églises.
Ils souffrent par elles du rapetissement de Dieu dans l’administration humaine de Dieu.
Ils endurent mal que l’Illimité soit, aux mains des prêtres, chose circonscrite, bornée, gérée comme tel domaine de ce monde et que l’ignorance trace sur l’abîme d’honnêtes petits sentiers de troupeaux.
Et pourtant, pour ces troupeaux – de la source divine à la soif humaine – un chemin est nécessaire, divin du côté de Dieu, humain du côté de l’homme : l’Homme-Dieu.
Et l’Église, dans son incarnation la plus médiocre – tel prêtre obscur – qui conduit et donne Dieu tous les jours à l’homme, lui est plus illuminatrice que le plus haut Voyant aux prunelles les plus aiguës qui n’a rien à lui donner, lui, que l’inspiration de ses yeux sublimes...
C’est pourquoi, entre un prêtre et sept prophètes, je vais au prêtre.
⁂
Si le dogme, loin de décourager la pensée, agit sur nous comme un appel à nous engouffrer dans le gouffre de Dieu, comment résister à cette invite ? « Serrée de près par les devoirs,... je n’ai eu que Dieu pour espace », écrit Marie Noël. C’est donc en Dieu qu’elle va chercher l’aire de déploiement où puisse s’ébattre et jouer sa liberté.
Ici l’attend le grand péril. Redoutable est l’approche de Dieu ! La Bible nous l’avait assez dit. Qui donc pourrait éviter ce vertige qu’ont connu toutes les âmes religieuses de la prime histoire et dont témoigne tout l’art du monde jusqu’au XIIIe siècle de notre ère ?
Si Dieu est différent de nous, qui le connaîtra ? Juste, qui tiendra devant sa Justice ? Parfait, achevé et compact, qu’a-t-il besoin de nous, et que lui sommes-nous ? Contre sa Nécessité, ma pensée mouvante se heurte et se brise. En lui, je retrouve l’Ordre abhorré, avec cette aggravation que l’Ordre est ici sans faille possible et éternellement immuable. À mon regard fasciné, Dieu s’impose, s’oppose. J’ai devant moi un mur infini, impénétrable, avec lequel tout dialogue paraît impossible, à plus forte raison toute intimité. Son Être écrase mon être, son Immobilité me pétrifie et condamne d’avance en moi tout mouvement, tout jeu gratuit, toute liberté.
Dès lors, que je me soumette comme les peuples d’autrefois, ou que je me révolte comme on le fait aujourd’hui, dans les deux cas je suis athée. Car me soumettre lâchement, par peur d’un épouvantail, ce serait bien renoncer à moi-même, ce ne serait pas reconnaître Dieu comme Dieu. Et d’autre part ma révolte réduirait Dieu à n’être plus qu’un Objet, une simple Chose inférieure à ma liberté. Que l’effroi domine en moi ou que ce soit le mépris, de toute façon Dieu n’est plus Dieu. Dieu n’existe pas.
Choisir la révolte athée, – comme la plupart de nos contemporains, comme Malraux, Sartre, Camus – c’est ne rien résoudre. C’est, autour de cette petite lueur qu’est notre liberté, voir s’accumuler et s’épaissir encore les ténèbres et un mystère plus pesant que jamais. C’est se résigner à la solitude. Ce n’est pas même éviter l’effroi. Situation exactement décrite par les Pensées. Les athées d’aujourd’hui peuvent se regarder dans le miroir que leur tend Pascal.
Marie Noël refuse d’avance et la révolte et la soumission lâche. Son instinct lui dit que, comme tous les dilemmes, celui-ci est grossier, et n’est invoqué que par ceux qui renoncent à chercher. Tremblante, mais patiente, elle attend dans la nuit. Elle habite le danger. Ne pouvant se passer de Dieu, et repoussée par ce qui lui paraît être l’effrayante réalité de Dieu, elle vacille, « comme une chandelle entre deux mondes », dans le vent de l’inquiétude. Combien ses notes vont être précieuses à tant d’hommes qui se croient athées, et qui n’ont jamais été si proches de Dieu qu’à l’instant où leur imagination leur crie qu’ils l’ont perdu ! C’est pour mieux se donner que Dieu se dérobe à leurs mains possessives ! L’expérience de Marie Noël donne raison à Dostoïevski déclarant que certain « athéisme » « se tient au sommet de l’échelle, sur l’avant-dernier degré qui mène à la foi parfaite ».
C’est le coriace, l’irréductible problème du Mal qui d’abord assaille l’esprit et le soufflette de ses mains noires. Si Dieu est le bon Dieu – le créateur, l’origine, la source de toute la bonté répandue en nous et dans le monde – qui donc ne se porterait vers Lui de tout le poids de son cœur ? Mais est-ce ce même Dieu « bon » qui a créé la mort ? qui a voulu que la terre soit un charnier de milliards de morts ? « Si Vous aimiez tant les morts, pourquoi avez-Vous créé les vivants ? » On répond : « Ce n’est pas Dieu qui a créé la mort, c’est le péché. – Mais ce petit enfant qui meurt dans mes bras, quand a-t-il péché ? – Péché et mort ont été déposés en lui par Adam. – Et en Adam ? – Par le Serpent, par l’Arbre de la Science du Bien et du Mal. – Mais qui a créé le Mal du Serpent et celui de l’Arbre ? » Vertige ! Les Tables de la Loi chrétienne disent : Aime, donne ; les Tables du Créateur ordonnent : Mange. Et, pour manger, tue. Sois fort. Le plus fort. Détruis, consomme. Le bacille est autant créature et merveille de Dieu que l’homme et l’ange. Il ronge le sein d’une jeune mère, la gorge d’un apôtre et dit : « Dieu est bon. » Et, son repas fini, il récite ses « grâces », comme nous après avoir mangé la poule ou l’agneau. Qui, si ce n’est Dieu, a fait la chair, et donc la faim, et donc la guerre entre les créatures ? « La création n’est pas chrétienne. » Comment expliquer ce « combat de Dieu contre Dieu » ? Si le Mal se rencontre partout dans la création, comment ne serait-il pas d’abord dans le Créateur ?
Pour écarter cette horreur, pour excuser Dieu, le préserver, le sauver du Mal, on est tenté d’imaginer, à côté du Dieu bon, Créateur du Bien, un Dieu mauvais, Créateur du Mal. Deux Dieux ! Car enfin, que Dieu, notre Père, veuille notre mal, qu’Il contienne dans sa nature une volonté de Mal, est-ce une pensée qui se puisse regarder en face ?
Mort de petite enfant. Son agonie. L’appel désespéré de ses yeux, de son souffle.
Après cela, regarder Dieu...
Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que Dieu ?
Les êtres primitifs adorent une pierre grimaçante qu’ils n’osent pas regarder. En l’adorant, ils détournent les yeux avec effroi.
Mais toi ? Ton Dieu d’hier. Ton Père ? Ton unique Bien ?
Ah !... Ne reconnais pas le malheur pour dieu. Dieu est bon. Dis-le ! peut-être tu le croiras.
Ô Vous qui m’avez conduite par la main dans mes chemins d’angoisse, sauvez-moi ! je suis en danger. Sauvez-moi du Mal-dieu, qui derrière Vous me guette.
Êtes-Vous le plus fort ? ou lui ? Êtes-Vous le même ? Non.
Je Vous ai aimé, Vous, mon Père, et lui, notre Mal, je le hais !
Lui, « la Puissance des Ténèbres », le Destin noir qui profite de ma faiblesse, de ma douleur, pour troubler ma raison et se faire prendre pour Vous-même.
Deux Dieux ! Notre Père, et puis « l’Autre, le Sans-Nom », celui-là même qui a tenu « notre Christ accablé devant Lui, dans le Jardin ». Mais cette échappatoire – qui est celle du manichéisme – ne saurait fournir à la raison affolée que le refuge d’un instant. Il ne peut y avoir qu’un Dieu !
Non, le Mal n’est pas Dieu. Le Mal, selon la doctrine chrétienne, n’est que l’orgueil dans une créature bonne en soi, mais révoltée, dans Satan et ceux qui l’ont suivi : un accident, en somme, et qui n’atteint pas Dieu. Est-ce la fin de l’angoisse ?
Non pas. Car déjà voici le ressac, l’inévitable, l’énorme retournement de la marée d’en bas : si Dieu est unique et uniquement bon, comment imaginer que le Bien ne triomphe pas enfin du Mal, et que subsiste, face à Dieu, quoi que ce soit qui résiste à Dieu ? Comment l’Enfer – ce royaume du Mal, qui alimente son orgueil dans la souffrance, qui dresse devant Dieu sa haute flamme de tourments – comment l’Enfer serait-il éternel ? De nouveau, voici la pensée jetée d’un bord à l’autre, sans pouvoir aborder. Il arrive à Marie Noël de « rêver » d’une « évolution éternelle des âmes ». « À la fin, écrit-elle,... tous seront bons. » Seulement, rêver d’un Enfer vide, n’est-ce pas opposer, non seulement le Père au Fils, mais le Fils au Fils, car c’est la charité sans limite inspirée par le Christ qui nous pousse, semble-t-il, à nier l’Enfer éternel, – affirmé pourtant par le Christ. Il est tentant de soupçonner ici, chez Marie Noël, l’influence de l’abbé Mugnier. Mais Péguy – qui ne le sait ? – a connu le même désarroi. Le passage que voici est, en effet, très péguyste :
Si l’Enfer – le Mal – est éternel, il tourmentera éternellement le Paradis.
Éternellement le Paradis sera inquiet comme une bonne famille qui, par malheur, a un fils au bagne ou un frère « aux fous » et qui jamais tout à fait ne s’en console.
Je connais des Saints qui n’en dorment pas...
Saint Vincent de Paul a aimé son prochain... Il continue.
Et tous les Saints auxiliateurs ont envie d’aller tirer d’affaire ce prochain du dehors ténébreux qui s’est mis dans un mauvais cas.
Et les Saints hospitaliers ont envie d’aller panser les brûlures éternelles.
Personne n’est tranquille là-haut. Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même a parfois envie de quitter les justes et de repartir avec sa croix pour le salut des insauvables.
Et peut-être Il repartira. Ils repartiront tous, et, peut-être, un jour de l’éternité, l’Amour aura triomphé de l’Orgueil et de la Haine.
Alors Dieu aura vaincu l’Autre et demeurera Seul.
Alors, le Paradis reposera en paix.
Pas avant.
Je rêve...
Elle rêve ? Elle erre d’un écueil à un autre, bateau ivre, sans rames ni voiles, embarcation désemparée entre des rives qui fuient. A-t-elle perdu la foi ? Non pas, car l’Océan la contient toute ; et l’Océan, c’est son Seigneur. Cette réponse suffît. Mais qu’on me permette d’insister. Une remarque d’abord : à cette question du mal, qui nous perce tous comme une épine – ou comme une épée – à l’intersection du cœur et de l’esprit, Marie Noël n’a pas été initiée par des livres, mais par la vie. Peut-être même par la vie divine en elle. Débat rationnel ? Nullement, mais retentissement jusque dans la raison d’un débat qui se livre en dehors d’elle et auquel elle assiste, impuissante. C’est bien pourquoi Marie Noël a été bouleversée en des profondeurs ignorées des philosophes. C’est aussi pourquoi elle nous émeut, quand leurs traités nous laissent froids : le mal dont ils nous parlent est si bien « abstrait » de nos vies et aseptisé par la raison, que nous n’y reconnaissons plus notre mal trop vivant. Marie Noël eût voulu calfeutrer, matelasser les murs de sa chambre, étouffer ce cri de folle qui s’échappe de ses poèmes et nous poursuit longtemps. Mais non, il nous fallait l’entendre, car c’est le nôtre, que nous refoulons à grand-peine. Marie Noël crie pour nous tous, avec l’ingénuité du poète. Nous crions avec elle, et déjà nous sommes soulagés. Certes, il ne faut pas chercher le péril. Mais s’il est là, déjà, installé à l’intime de nous ? Que vaut une foi peureusement maintenue en surface, loin de ces grands fonds de nous-même où gîte notre vérité ? Tout vaut mieux qu’une vie spirituelle qui ne réussirait à demeurer sereine qu’à force de prudente insincérité.
Mais la question revient : la foi est-elle compatible avec de pareils remous ? Avec le doute ? Les incroyants répondent : non. Édouard Estaunié – cet incrédule, mais ce grand ami de Marie Noël – tremblait pour elle, dont il estimait « l’orthodoxie singulièrement audacieuse ». C’est que les incroyants imaginent la foi comme une quiétude paresseuse, un demi-sommeil dans la ouate du conformisme. Pour André Gide, par exemple, toute conversion s’expliquait par la recherche du confort. Jammes, Du Bos, Claudel lui-même avaient choisi « la paix du ruminant » ! Pensée flatteuse pour l’incroyant, qui s’attribue ainsi le monopole de l’inquiétude. La lecture des Notes intimes (et de beaucoup d’autres écrits chrétiens) risquerait de faire crouler cette assurance. Il faudra donc que Marie Noël se soit écartée de la foi, rejoignant ainsi les grands esprits libres. Il est de fait qu’aucun de ces derniers n’est descendu aussi loin dans « la grande nuit où personne ne guide personne » ; où l’on appelle et où personne ne répond. Non, personne, insiste Marie Noël, « pas même l’Église ». Elle veut dire : aucun prêtre, aucune philosophie chrétienne, ni le plus fort théologien. Personne. Et pourtant, au fond de son puits, Marie Noël n’a jamais lâché la « corde obscure » de la foi. Un incroyant me comprendra-t-il si je dis que ces oscillations, ces écarts extrêmes de pensée et même ces doutes se produisent à l’intérieur d’une pensée chrétienne, et sont eux-mêmes chrétiens ? Car la foi ne nous confine nullement, comme font les idéologies, dans un domaine doublement limité : celui de la raison et du système ; elle ouvre, au contraire, devant nous un espace infini, que nous sommes invités à explorer, et dans lequel nous pouvons en effet fort bien, sinon nous perdre (car nous restons dans la foi), du moins nous croire perdus.
Qu’il est petit celui qui ne s’est jamais perdu en soi-même comme dans un désert sans route...
Mais celui qui traverse le monde et ne peut pas gagner son propre rivage,
Celui qui fait plusieurs fois naufrage en soi-même,
Celui qui ne sait pas son propre nom,
Celui que Dieu ébranle et ne laisse pas reposer comme la lune qui fait sans cesse osciller la mer,
Celui-là est l’homme...
Une grande misère.
Et l’unique grandeur ! La foi prête ses ailes à la raison, comme l’aigle au roitelet emporté avec lui, mais elle ne préserve pas la raison « égarée » d’éprouver le vertige. Et c’est précisément parce que nous avons les repères des dogmes, parce que la nuit est balisée par l’Église, que nous pouvons nous aventurer si loin, ...aussi loin, plus loin que les plus hardis des philosophes. Ce que Marie Noël exprime très bien, à sa manière imagée :
DIEU,...
Un dangereux espace sans bornes où parfois je m’égare.
Heureusement il y a la piste.
Il y a le Christ.
Il y a l’Église, comme un roc au milieu de la mer, un arbre dans le désert, qui empêchent les oiseaux sauvages de périr de leur long vol.
Obéissance : arrêt de l’âme à toutes les lois, sur la foi du moindre prêtre. Repos.
Puis reprise de vol. Liberté dans la prière sans limite.
Mais toujours la piste invisible.
Oui, les doutes eux-mêmes sont priants, sont prières, et, si affolants qu’ils soient parfois, ils se débattent au sein d’une sécurité essentielle. « Le doute, cette adoration ténébreuse », écrit Marie Noël. Adoration, oui, et d’autant plus pure, et même plus sûre, que plus ténébreuse. C’est que le chrétien se sait chez lui dans le Mystère. Il peut parcourir tout ce monde et tout l’autre sans sortir de son « héritage ». Il s’y aventure avec la liberté des enfants de Dieu. Bien qu’il ait peur parfois dans le jardin paternel, l’enfant sait que le père ne le quitte pas des yeux. Ce qui caractérise Marie Noël, c’est le contraste entre l’âpreté, la stridence, la folie même de certains cris, et d’autre part une confiance si abandonnée et souriante que ces cris s’en trouvent annulés et rendus dérisoires. Marie Noël, c’est un enfant qui parfois hurle de peur,... mais dans les bras de son père. En effet, ce Mystère qui nous enveloppe et nous enserre, qu’est-ce d’autre, pour le chrétien, que les bras de Dieu ? Cette inclusion de la peur dans la confiance est bien rendue par la notation suivante :
Un de ces jours d’éblouissement religieux. Le don du Saint-Esprit. Le cercle de feu qui sépare de tout. L’âme, comme une île déserte entourée de Dieu de tous côtés.
Et dans le cercle, prise au piège, cette petite fille qui a peur !
Et c’est pourquoi les doutes de Marie Noël ne nous désorientent pas. Permettant un vol plus hardi, ils nous détachent de nos vies mesquines, sans pour autant nous égarer. Nous faisant explorer l’immensité de Dieu, ils aident chacun de nous à se situer – comme un point de plus en plus infime, adorant et confiant – à l’intérieur de Dieu.
ÉPILOGUE.
À Marie Noël, Dieu ne fait plus peur.
Dans ce monde étroit, où tout est contrainte, elle a longtemps « cherché sa place ». En vain. Sa place, elle l’a enfin trouvée : c’est Dieu, seul assez grand pour qu’une liberté, libérée, s’y éjouisse.
Mais de cela elle parle moins. Cela, c’est tout le reste. Et ce reste est silence.
André BLANCHET, La littérature et le spirituel, t. II, 1960.
1 Marie Noël, L’Œuvre poétique, Stock, 1956. – Sur la vie et l’œuvre de Marie Noël, nous avons maintenant le beau livre de Raymond Escholier, La Neige qui brûle. Fayard, 1957.
2 Ayant lu ces pages, Marie Noël a bien voulu m’écrire : « Une de vos remarques m’a frappée. Vous soulignez que je suis obsédée par des mots significatifs : gouffre, abîme, nuit, solitude, effroi. Justement, j’ai toujours pensé que si on pouvait établir quels sont, chez un poète, les mots les plus fréquemment – les plus involontairement – répétés, on aurait la clef de ce subconscient où sourd la poésie... Chez moi, j’ai noté, revenant à maintes reprises, chemin, perdu, noir, nuit. » (Lettre du 6 mai 1957.)
3 Chants et Psaumes d’automne, 1947, Avertissement.
4 Notes intimes, Stock, 1959.
5 Elle ajoutera plus tard : « L’infaillibilité, la suffisance ecclésiastique n’est plus dans nos prêtres d’aujourd’hui ce qu’elle était dans ceux d’hier. Il semble qu’elle ait été laïcisée et soit passée du clergé d’Église au clergé d’École... »